La Révolution d’Octobre fermente déjà, et le bagne de Sibérie hante les esprits, qui sera suivi du monstrueux goulag. Certes cette thématique était ancienne, mais jamais, en si peu de temps, les lettres et l’opéra n’en auront tant parlé. Précédant d’un an Risurrezione, d’Alfano, d’après Tolstoï, nous voilà à Saint-Pétersbourg, puis, aussi, en route pour le bagne de Sibérie.
La captivité, suivie ou non de libération, fait partie de l’univers lyrique, et l’on aurait peine à recenser tous les ouvrages qui l’illustrent. Le tournant du XXe siècle en marque certainement un des sommets. Giordano, le dernier des grands véristes, n’est plus guère connu qu’à travers Andrea Chénier et Fedora, dont la veine mélodique, l’instinct dramatique participent d’une même réussite. Madame Sans-Gêne avait été ressuscitée, ici même, en 2013. C’est le tour de Siberia. L’an passé, à ce même festival, le travail de conviction – séduction – de Jean-Pierre Rousseau nous avait valu une extraordinaire Iris, de Mascagni, par Sonya Yoncheva, accompagnée par Domingo Hindoyan. Ces derniers avaient promis leur retour à un public enthousiaste. C’est maintenant chose faite.
Siberia était tombé dans un injuste oubli dont on recherche en vain les causes. Le discrédit qui pesa longtemps sur le vérisme, la concurrence de l’ouvrage d’Alfano, qui s’abreuve à la même source ? Le livret, signé Luigi Illica, se situe au meilleur niveau, la musique, d’une écriture plus riche et soignée que jamais, fait preuve d’une invention renouvelée, d’une rare vocalité. En dehors de deux enregistrements anciens et médiocres, seuls quelques airs, gravés par les plus grandes cantatrices, permettaient de se faire une opinion.
Dans la première moitié du XIXe siècle, à Saint-Pétersbourg, puis sur la route du bagne, enfin au camp de travaux forcés, Stephana, convoitée par tous, est la figure centrale. Séduite puis prostituée par son amant, Gléby, elle trouvera la rédemption dans son amour pour Alexis, jeune officier, meurtrier du Prince, son rival. Déporté au bagne, le coupable y est rejoint par Stephana. Tous deux seront unis dans la mort après une tentative d’évasion, initiée et dénoncée par Gléby. Le plus russe des opéras italiens emprunte une large part de son matériau thématique à la tradition, tant orthodoxe que populaire. Ainsi le chœur d’ouverture, ainsi le célébrissime Chant des bateliers de la Volga qui traverse l’ouvrage, ainsi le Slava, familier de Beethoven, Moussorgsky et Rimsky-Korsakov… une bonne demi-douzaine de motifs ont été identifiés, qui localisent parfaitement l’ouvrage. La scène de Pâques de l’acte trois fait entendre un ensemble de balalaïkas, où l’auditeur reconnaît un thème de l’Ouverture 1812, de Tchaïkovsky. L’unité musicale réside également dans l’usage d’un motif récurrent, présenté dans le prélude de l’acte 2, que l’on retrouve dans l’air suivant de Vassili « Orride steppe ! ».
Pour tous les interprètes, c’est une prise de rôle, et il est d’autant plus méritoire d’aboutir ainsi à une vérité dramatique sans la moindre faille. Les ensembles (le quatuor avec chœur de la Mattinata du premier acte, tout le second acte) y sont splendides. Les chœurs, habilement répartis (chœur orthodoxe, chœur de femmes du bagne, spectaculaires chœurs mixtes), directement mêlés à l’action, sont de belle facture et participent à l’émotion. Quant à l’orchestre, de la plus ténue des irisations (le blé qui ondoie) aux effluves capiteuses ou aux progressions paroxystiques, ses couleurs témoignent d’une science aboutie de l’orchestration.
Comme il se doit, Sonya Yoncheva domine la distribution. Elle est la plus belle des Stephana, héroïne attachante et courageuse. Toutes ses qualités sont réunies pour lui donner cette vérité psychologique, cette humanité qui nous émeuvent. La plénitude de cette voix longue aux aigus aériens, son timbre chatoyant, onctueux et sensuel emportent tous les suffrages. De son premier air « Se un pensier tortura la mia mente » jusqu’au duo final où elle expire dans les bras de Vassili, chacun est suspendu à son chant, idéal. Vassili est incarné par Murat Karahan, un ténor turc que l’on entend rarement en France. Son chant, stylé, traduit à merveille les sentiments et les émotions du personnage. La tessiture est large et la voix sonore, bien projetée, aux aigus faciles, même si le medium peut paraître parfois en-deçà. « T’incontrai per via » a les accents d’une passion sincère qui ne se démentira pas. Retenons particulièrement le « Orride steppe » du deuxième acte comme digne de figurer dans les anthologies.
Malgré la répulsion que suscite le personnage de Gleby , le souteneur (« Quest’ orgoglio non a noi »), son attachement dominateur, mais vrai, à Stephana, nous inspire de la compassion. Gabriele Viviani, baryton bien connu, lui donne toute l’autorité voulue de sa voix puissante, qui sait se faire tendre. C’est au dernier acte (« È un segreto ») dans son dialogue avec Stephana que sa passion force notre conviction. Des rôles suivants, retenons la Fanciulla d’Anaïs Constans, dont la trop brève intervention nous confirme les moyens, plus proches qu’on ne l’imaginait de ceux de la diva de ce soir. Nikona est chantée par Catherine Carby. Les couleurs sont belles mais la voix est parfois en retrait. Riccardo Fassi, appelé à remplacer Jean Teitgen, est une basse solide, impérieuse, parfaite pour les trois personnages secondaires qu’il incarne. Marin Yonchev comme Alvaro Zambrano remplissent très honnêtement leur contrat.
L’orchestre national Montpellier Occitanie, en très grande formation, somptueux, est pleinement engagé dans cette aventure. Domingo Hindoyan anime ses troupes et impose les tempi justes, comme les nuances. Cependant, la précision fait parfois défaut, qu’il s’agisse du chœur ou de l’orchestre. Une battue symétrique s’impose-t-elle là où il serait précieux d’imposer telle ou telle attaque ? On se plaît à imaginer ce que quelques répétitions supplémentaires et une direction plus exigeante auraient permis d’atteindre. Mais, ne boudons pas notre plaisir : l’ouvrage est un authentique chef d’œuvre, achevé, dense, concis, efficace, et on lui souhaite d’être repris dans de nombreuses salles, pour le plus grand bonheur de tous. La longueur et l’ampleur des ovations de ce soir en témoignent.