Ouvrage exigeant, aux couleurs héroïques comme à la poésie la plus juste, qui sollicite autant les sens que la réflexion, Simon Boccanegra est un des sommets de l’art de Verdi, alors en pleine possession de ses moyens. Celui-ci transcende les péripéties d’un livret, compliqué à souhait, digne d’un feuilletonniste du temps, pour donner à ses personnages une vérité shakespearienne. Deux ressorts à l’action : les rivalités politiques et personnelles féroces entre factions partisanes, et un drame humain, autour de l’unique personnage féminin, Amelia. Œuvre sombre dans son sujet comme dans dans ses voix – cinq grands rôles masculins –, c’est à la fois un hymne à la liberté et à la tolérance comme une illustration de l’amour paternel. Le vibrant plaidoyer pour l’unité de la Ligurie et de la Vénétie, sous l’égide de Pétrarque, est le message de Verdi autant que de Boccanegra. Dans aucun de ses drames, Verdi ne s’est projeté à ce point dans un personnage. Non seulement sur le plan politique, mais aussi au sens le plus humain. Ainsi, quand il s’émerveille devant la mer, alors que le poison le ronge (« Il mare, il mare »), Boccanegra est Verdi, jeune homme de soixante-dix ans, qui se fond dans l’immensité du monde.
Philipp Himmelmann, metteur en scène, et Etienne Pluss, scénographe, ont conçu une « sorte de palais de Ceausescu, gris et froid, dont les murs continuellement en mouvement (…) évoqueront le monde instable fuyant des intrigues politiques ». Avec la fidélité qu’on lui reconnaît aux œuvres qu’il sert, la proposition du premier, toujours juste, économe de moyens, est d’une rare intelligence. En dehors du prologue et du tableau final, la mer est toujours présente, changeante au fil des scènes et des situations, dans un long cadre central. Un vaste cube, lieu de la claustration et de la pendaison de Maria, la mère d’Amelia, focalise l’attention lors du prologue, et réapparaît au finale pour absorber Simone Boccanegra à sa mort. Tout au plus peut-on regretter l’apparition de l’ombre du cadavre de Maria à tel ou tel moment, redondante et d’un goût discutable. La direction d’acteurs, les mouvements du chœur sont particulièrement soignés. Les lumières de Fabrice Kebour, inventives à souhait, participent pleinement à la réussite visuelle de ce grand spectacle. Les costumes de Kathi Maurer, contemporains, s’accordent bien aux personnages et à leurs statuts. Les seules touches de couleur, rares et bienvenues, sont réservées aux artistes du chœur.
La distribution, jeune, se signale par des voix saines, sonores et colorées, une articulation nette et claire, de grandes pointures même si le public en découvre les noms. Le Simone de Vittorio Vitelli, à la ligne vocale exemplaire, stylée, noble, au jeu toujours juste, vigoureux, nous touche par sa retenue et sa force. Le « Plebe ! Patrizi ! Popolo ! » est empreint d’une noblesse et d’une humanité rares. Un baryton tel qu’on les aime : La maturité sereine, l’humanisme, la générosité, l’intégrité et l’exigence intime de Simone Boccanegra sont servis par une déclamation ample, sans jamais la moindre outrance, souple. Le timbre est de velours et de moire, aux aigus naturels, clairs. Keri Alkema, splendide soprano lyrico-spinto, familière de Verdi, campe une Amelia sensible, touchante, au plus large ambitus, chaleureux, aux superbes aigus. Dès son premier air « S’inalta il ciel », les qualités sont évidentes. La voix est longue, la rondeur et le moelleux le disputent à la puissance. L’émotion est là. Luciano Batinic est un extraordinaire Fiesco. La mort de sa fille (« A te l’estremo addio – Il lacerato spirito »), l’affrontement, la réconciliation avec Boccanegra sont deux moments intenses. Particulièrement son ultime duo, un des sommets de l’œuvre « Delle faci festanti », puis « Piango… ». C’est une splendide basse, familier du rôle auquel il confère toute son humanité. Sauf erreur, on le découvre enfin en France, avec bonheur. Pablo Albiani est confié à Armando Noguerra, solide baryton en parfaite adéquation avec le rôle. Le politique pour le meilleur et pour le pire… sa voix sonore, sa projection et son timbre en font l’exact complément de celle de Boccanegra : la composition est pleinement réussie, avec une expression toujours convaincante. Son solo du début du deuxième acte « Me stesso e maledetto », nous émeut, très loin du grand-guignol auquel certains se prêtent. Pour n’être pas (encore) une super-star, Gianluca Terranova, beau ténor lyrique, campe un Gabriele Adorno vrai, jeune, passionné. La voix est ample, riche en couleurs et le public y est sensible. Son « O inferno ! » convainc malgré quelques aigus parfois serrés. Le Pietro de Maurizio Lo Piccolo, basse, dont les interventions se limitent au début de l’ouvrage, répond aux exigences de l’emploi, et les petits rôles se montrent à la hauteur de leur engagement. Les nombreux ensembles, comme les chœurs, sont idéalement réglés..
Roberto Brizzi Brignoli, avant de donner un Nabucco à Lille, en mai, confirme toutes ses qualités de grand chef verdien, c’est un modèle du genre. Pleinement engagé, toujours attentif à chacun, sculptant le moindre détail et conférant un souffle héroïque là où on l’attend, il transfigure l’Orchestre Dijon Bourgogne qu’il porte au meilleur niveau, très supérieur à celui qu’Abbado dirigeait à la Scala, il y a quarante ans. Les chœurs, très fournis, en scène comme en coulisse, se montrent exemplaires, remarquablement préparés par Anass Ismat : ce sont des protagonistes à part entière.
Ce Simone Boccanegra produit par l’Opéra de Dijon, avec ceux de Rouen et de Klagenfurt, nouveau pari particulièrement audacieux est couronné de succès. Rendez-vous à Bastille en novembre prochain, pour retrouver l’ouvrage, avec Ludovic Tézier, et mesurer la vitalité de certaines scènes régionales.