Deux jours après sa nomination en tant que Directeur musical Emeritus du Metropolitan Opera, James Levine y dirigeait l’ultime représentation de Simon Boccanegra de cette saison, autour d’une distribution composée des glorieux aïeux du Met – Placido Domingo et Ferruccio Furlanetto – et de la nouvelle génération – Lianna Haroutounian et Joseph Calleja. Le temps passe et les soirées ne se ressemblent pas. Très handicapé par des tremblements le mercredi pour la pénultième, le maestro jouait tout comme en sourdine et ne parvenait qu’en de rares moments à concentrer les forces de tous au service du drame. Le lendemain le communiqué de Met confirmait ce que l’on sentait : James Levine se retirait de son poste de directeur musical.
Une dernière soirée donc, pour une œuvre que James Levine affectionne tout particulièrement et qu’il aura présentée dans cette salle à de nombreuses reprises, les captations en témoignent. Une dernière soirée aussi peut-être avec deux vieux compagnons de route, briscards infatigables. Une dernière soirée en apesanteur, libéré du mal qui le paralyse parfois. On peut décrire techniquement une direction de James Levine, mais c’est passer à coté de l’essentiel : la sensibilité. La mer irisée du couchant jaillit dans la fluidité des phrases, la ductilité de pupitres soyeux, les couleurs et les teintes. La colère du peuple gronde dans des crescendo millimétrés et des tutti gargantuesques. L’amour, le filial et le passionnel, s’épanche dans un lyrisme jamais vulgaire ou trop appuyé. La mort rôde enfin dans ces notes égrenées avec lenteur et de longs accords en forme de requiem.
Est-ce l’urgence de cette dernière soirée qui transporte ainsi ses interprètes ? Dépouillés de l’acidité qui entache parfois leurs aigus, les sopranos et le chœur du Metropolitan Opera stupéfient la salle dans les deux scènes d’émeutes. Placido Domingo est dans un grand soir, ceux où rien ne lui résiste. Fi du débat sur la couleur vocale, « il Doge è qui » autoritaire et charitable. Sa grande adresse du deuxième acte dans la salle du Conseil se gorge des accents de l’orateur et survole en volume ses partenaires. Mais la voix sait s’alléger aussi pour dépeindre l’amour du père dans des demi-teintes, où les affres de l’agonie dans une scène finale poignante. Souffle et ligne ne sont jamais pris en défaut chez Ferruccio Furlanetto qui met à profit nasalité et profondeur pour asseoir son personnage de Fiesco dans sa dignité meurtrie et vengeresse. La voix de Lianna Haroutounian, opulente et puissante se déploie dans un long phrasé au légato soigné. Son Amelia est une jeune femme forte et aimante, où la fragilité perce dans des piani peut-être encore trop parcimonieux. En Adorno Joseph Calleja trouve un emploi qui convient davantage à sa vocalité que certains rôles pucciniens. Le chant est nuancé, grâce aussi à ce vibrato très serré qui soit caractérise, soit handicape. A l’aigu l’émission ne passe qu’en forte, et la vibration donne l’impression de saturer dans la gorge du chanteur. Paolo (Stephen Gaertner) et Pietro (Richard Bernstein) ne dépareillent pas.
Un mot enfin de cette production de Giancarlo del Monaco connue par le DVD (Te Kanawa et Domingo en jeunes amoureux; Domingo déjà en Doge sur cette même scène…) idéal pour les goûts du public new-yorkais mais qui ne trouve désormais sa vie propre que dans le talent des interprètes qui viennent l’habiter.
Aux saluts, devant une salle debout qui s’époumone en bravi, des chanteurs émus – Placido Domingo ne retenait pas ses larmes – se sont tournés vers la fosse. Cette fosse d’où le Maestro ne peut plus bouger, ironique incapacité pour celui qui en fit son domicile il y a plus de 40 ans et y aura méticuleusement trôné pendant plus de 2500 représentations. Cette fosse où demain peut être encore – on l’espère pour lui, on l’espère par hédonisme égoïste – il dessinera instinctivement, avec la poésie de ses gestes et de ses doigts, les fils ténus des drames et des chants qui les accompagnent.