En 2006 à l’Opéra de Paris, le metteur en scène néerlandais Johan Simons était l’auteur d’une production de Simon Boccanegra très mal accueillie par critique et public. Douze ans plus tard, il a été décidé de le remplacer par Calixto Bieito, ce qui, en matière de stratégie de contournement, est à peu près aussi judicieux que de s’arracher les yeux à l’aide d’une pince rouillée pour faire passer un début de conjonctivite. Que sait faire Bieito ? De la production d’images trash. Que montre-t-il ce soir ? Un décor unique de carcasse de bateau qui tourne sur elle-même et finit par nous faire penser, au fil de ses rotations lancinantes, au panier à couverts de notre lave-vaisselle. Une figurante (Maria) qui enlève le haut. Des néons qui viennent trouer, de loin en loin, l’obscurité générale. Des vidéos en gros plan des protagonistes, tellement originales que nous ne les avions pas vues, sur cette scène, depuis le Boris Godounov d’Ivo van Hove il y a quatre mois, et le Don Carlos de Warlikowski il y a un an. Là réside une partie de la promesse du Regietheater, comme l’écrivait il y a peu notre cher Camillle de Rijck : dépouiller l’opéra de ce qu’il a de plus simplement divertissant pour en éclairer les arcanes. Tuer le joli pour révéler le vrai.
La magistrale variation sur l’incapacité des pouvoirs qu’est Simon Boccanegra, avec ses hommes d’Etat qui hésitent, son Doge accablé, ses rivaux indécis, aurait pu sortir magnifiée d’un tel propos. Que Verdi ait voulu ce genre de héros, au prix de plusieurs arrangements avec l’Histoire, comme le rappelle l’éclairante perspective historique de Cédric Manuel, qu’il les ait secondés par une de ses orchestrations les plus abouties, profonde et tournoyante comme les eaux du port de Gênes, tout cela devrait exciter l’inspiration d’un véritable homme de théâtre. Mais voilà tout le problème : si Bieito prétend, dans ses notes de programme, être fasciné par Simon Boccanegra et la complexité de son personnage éponyme, il ne parvient jamais à déployer les fruits de cette fascination. Les chanteurs se traînent sur l’avant-scène et écartent les bras pour sortir le contre-ut sans que le moindre indice de caractérisation psychologique ne se fasse voir, et nous comprenons vite qu’avec ce gros décor et ces acteurs immobilisés, Bieito nous ramène, à son corps défendant, au temps où le fétichisme du visuel primait sur la force du drame. Du Zeffirelli, mais en moche. En deux heures et demie de grisaille, les vingt-cinq ans de l’intrigue filent sans que personne n’ait bougé d’un pouce, et la dimension propédeutique du Prologue n’est pas mieux comprise que l’atmosphère de fin de règne et l’odeur de moisi du dernier acte. Ce n’est pas scandaleux, c’est nul au sens strict du terme.
© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris
Qu’on se figure la chape de plomb qu’un tel spectacle fait peser sur les chanteurs, à commencer par le Doge de Ludovic Tézier, qui méritait mieux : acteur réservé, il ne peut compter ici que sur le velours noir du timbre et l’aisance superlative de l’instrument (nonobstant un aigu quelque peu voilé en début de soirée) pour donner du relief à son personnage. C’est déjà immense – suffisant, en tout cas, pour dessiner une poignante agonie. Encore jeune, et de voix et d’allure, Mika Kares a le volume et les couleurs d’un magnifique Fiesco. Il en aura bientôt l’autorité. A l’inverse, Maria Agresta fait une Amelia un peu dame, avec ses aigus dardés et métalliques, ses graves poitrinés, sa véhémence scénique, mais son enthousiasme et son engagement raflent la mise. Plus problématique s’avère son Adorno : Francesco Demuro commence bien, avec une voix légère mais joliment projetée, une fougue et une prestance idoines. Tout se complique après l’entracte, « Sento avvampar nell’anima » et la suite du deuxième acte imposant une tension et un ambitus auxquels le ténor ne fait face qu’à grands renforts de coups de glotte. Rocailleux, peu sonore, le Paolo de Nicola Alaimo ignore, contrairement à celui de José Van Dam, qu’un scélérat n’est pas obligé de hurler tout le temps, et nous lui préférons la sobriété de Mikhail Timoshenko en Pietro.
Chœur et orchestre, dans cette œuvre, ont bien plus à faire que des commentaires et de l’accompagnement. Remarquablement précis et nuancés, les choristes laissent de temps en temps passer sur la soirée un souffle épique qui ne se refuse pas tandis que, dans la fosse, Fabio Luisi montre quel chef d’opéra il sait être : nerveuse sans être brutale, sa direction n’ignore aucun des alliages de couleurs et de textures forgés par Verdi, galvanise chaque pupitre tout en ménageant les voix, parvient à varier les climats sans se rendre coupable de la moindre incohérence. Elle justifierait, à elle seule, que vous vous rendiez dans les cinémas CGR le 13 décembre, mais n’oubliez surtout pas de fermer les yeux !