Rouen, prix des lecteurs de Forumopera cette année pour sa résilience dans la crise, achève sa saison avec public, mise en scène, chœur et solistes : tout ce qu’il faut pour célébrer Verdi et l’opéra. Certes quelques violons manquent encore à l’appel dans une fosse qui déborde toujours sur les rangs d’orchestre. Certes le chœur est encore masqué pour éviter la punition collective du cas contact. Pourtant à en juger par l’accueil réservé par le public de cette première de Simon Boccanegra, le contrat est rempli.
Rempli ? Presque, car la mise en scène de Philippe Himmelmann, salué dans nos colonnes pour Die Tote Stadt et Kát’a Kabanová, ne nous a pas convaincu, la faute à une direction d’acteur insuffisamment ciselée pour porter le parti pris. Son travail aura-t-il été pertubé par les contraintes sanitaires : pas d’étreinte dans la scène de la reconnaissance, au mieux quelques poignées de mains viriles entre ces hommes. Pourtant, la production était saluée lors de la création dijonnaise. A l’instar de la mise en scène d’Andreas Homoki à Zurich cette année, le metteur en scène allemand fait le choix du huis clos dans une maison labyrinthe, où se concentrent les conflits politiques et familiaux, cœur de l’œuvre de Verdi. La mer n’est plus présente que par un tableau panoramique, les fastes et les conflits de classes génois s’incarnent dans des costumes ternes (tailleurs et costumes cravate pour les Patriciens ; jeans, blousons de cuir, salopettes pour les Plébéiens). Pourtant, le tout pourrait fonctionner si les chanteurs soutenaient à chaque instant ce focus. Las, scène après scène on peine à saisir ce qui anime tous ces personnages. Gestuelles et postures sont au mieux convenues, souvent caricaturales. La scénographie n’arrange rien à l’affaire et vient complexifier une lecture déjà rendue brouillonne. La scène du Conseil s’avère proprement illisible au milieu de toutes ces feuilles renversées. On peine à identifier les deux factions réparties dans le chœur, si bien que l’exhortation à la paix de Simon tombe comme un cheveu sur la soupe. A force, l’attention du spectateur s’égare dans les pivotements des parois monotones du décors, dans ce cheval vivant qui n’a pas grand chose à voir avec l’univers marin et sur le cadavre suicidé par pendaison de Maria.
Le plateau vocal apporte nombre de satisfactions. L’ensemble des comprimari, Pauline Ferraci (une servante) ou Benoit-Joseph Meier (un capitaine) impriment leur marque en une réplique cependant qu’André Courville (Pietro) a le temps de couler un timbre opulent dans un portrait réussi du veule suiveur de Paolo. Ce dernier trouve en Kartal Karagedik un interprète remarquable qui vole la vedette au doge. Son chant mordant et nerveux sait se parer de couleurs et de nuances pour croquer la dangereuse éminence grise de Boccanegra. Otar Jorjikia propose un Gabriele héroique. Toutes voyelles ouvertes, il domine facilement dans les ensembles. Mais s’il s’aventure à l’occasion à quelque piano, l’on sent que les demi-teintes sont encore étrangères à sa grammaire musicale. Jongming Park est un Fiesco impressionnant : le chant est beau, rond et sonore. Cela suffirait presque mais si cette monochronie sied à la statue du Commandeur, c’est un peu moins le cas pour le patriarche revanchard. Le costume du Doge s’avère un peu trop grand et lourd pour Dario Solari, qui se retrouve poussé dans ses retranchements presque jusqu’à l’accident dans la scène du conseil. Toutefois le baryton use avec art de toutes une palette de nuances et de couleurs pour peindre les affres du père et du politicien, et ce, même quand la voix se nasalise à force de fatigue. Klara Kolonits trouve un emploi dans lequel on ne l’attendait pas forcément. Elle que l’on admire pour ses interprétations belcantistes échevelées incarne une Amélia juvénile. L’agilité vocale, le souffle et la grammaire du belcanto constituent les atouts principaux de son interprétation, quand la voix manque un rien d’étoffe et de largeur pour ce type de rôle verdien.
A la tête d’un orchestre qui brille par sa cohésion et la qualité de ses pupitres, Antonello Allemandi réalise un quasi sans faute – n’étaient-ce ces coups de timbales assénés dans les fins d’acte ou de scène. Il réussit le tour de force de maintenir l’équilibre entre la fosse (qui n’en est plus une) et le plateau tout en mettant en tension les scènes. Les équilibres sont remarquables, les tempi retenus tombent sous le sens dramatique. Le chœur est au diapason et parachève la réussite globale de ce Verdi. Tout cela est de très bonne augure pour l’autre opéra de maitre de Busseto en ouverture de la saison 2021-22, qui sera dévoilée le 19 juin.