Alors que des voix s’élèvent pour souligner l’urgence d’une transformation du milieu lyrique, la préservation de la diversité artistique et la viabilité de l’opéra dans le paysage culturel dépendront de mesures innovantes et de discussions ouvertes sur l’avenir de cet art séculaire.
Dans les coulisses du monde lyrique, un silence pesant règne parmi les artistes. Nombre d’entre eux, malgré leurs doutes, leurs inquiétudes et leur colère, hésitent à prendre la parole de peur de s’aliéner leur propre profession. Malgré des années de travail vocal et scénique intensifs, obtenir des contrats devient un véritable parcours du combattant. Certains ont déjà jeté l’éponge, d’autres envisagent également de tout abandonner. Parmi les rescapés, certains ne parviennent même plus à intégrer une agence artistique tandis que d’autres peinent à décrocher des rôles significatifs après avoir brillé sur de prestigieuses scènes. “On prend ce qu’on nous propose parce qu’il faut bien vivre, au risque de se faire descendre par la critique mais pas le choix, il est difficile de dire “non”, on ne peut pas se griller auprès des directeurs de maison, être « blacklistés ». C’est un peu la politique du « marche ou crève ».” déclare un chanteur.
Il est aujourd’hui très difficile de construire une carrière sereinement. Seuls les chanteurs les plus en vue pourront s’octroyer le luxe de refuser des rôles, d’être prudents, patients. Pour les autres, c’est la course au cachet. Outre ces difficultés, les artistes font face à une pression constante liée à une composante inhérente à leur métier : la représentation. Certains d’entre eux, pris dans cet engrenage, se trouvent en perpétuelle mise en scène, que ce soit sur les planches, dans les médias, ou sur les réseaux sociaux. Les réseaux sociaux, parlons-en. Ils se sont imposés comme un outil de communication quasi incontournable pour les artistes, pour le meilleur et pour le pire. En s’exposant ainsi, ces derniers sont jetés en pâture aux lions : chacun y va de son petit commentaire cinglant et des quidams en mal de reconnaissance – le malaise est encore plus grand lorsqu’il s’agit de chanteurs, de collègues donc – se mettent à exposer publiquement leur avis sur un artiste, sa voix, sa technique, sans jamais avoir suivi un cours de chant, ni savoir à quoi ressemble un larynx.
Il ne s’agit évidemment pas d’être musicien pour apprécier la musique et chacun a le droit d’exprimer son opinion mais on regrettera le manque patent de modestie de ces personnes qui se croient paroles d’évangile, et leur terrible manque d’élégance. On trouve même des comptes Youtube où leurs propriétaires – parfois des chanteurs nourris par l’amertume de ne pas avoir fait carrière – attribuent des notes aux chanteurs et tiennent à leur égard des propos d’une rare virulence. Derrière leurs écrans, les gens se croient tout permis et la méchanceté n’a plus de limites. Imaginez l’état du chanteur découvrant ces torrents d’invectives en ouvrant son téléphone !
Mais dans cet univers du paraître, maintenir l’illusion que tout va pour le mieux devient une nécessité pour exister. Si certains parviennent à se tenir à l’écart des réseaux sociaux, il est des réalités humaines auxquelles mêmes les artistes les plus chevronnés ne peuvent se soustraire : trac, stress, impact des cycles menstruels et de la grossesse chez les chanteuses, changements hormonaux, préoccupations esthétiques, régimes drastiques, troubles vocaux, appréhension des visites chez le phoniatre, rééducations orthophoniques, événements de la sphère privée (quand on sait combien le psychisme influe sur la voix), et tant d’autres sujets qui restent aujourd’hui encore tabous dans cette profession. Un comble pour un art qui consiste à donner de la voix… Mais dans un milieu qui ne fait pas de cadeaux, évoquer ces réalités pourrait être perçu comme un aveu de faiblesse et avoir de sérieuses conséquences sur l’avenir de ceux qui oseraient s’exprimer.
C’est dans un équilibre précaire où se superposent vie privée et représentation de soi que les artistes lyriques naviguent au quotidien, jonglant avec les attentes du public et le sentiment de devoir constamment faire leurs preuves, tout en faisant face à des défis personnels souvent tus. Il ne s’agit pas de faire du prosélytisme mais d’éveiller les consciences, sinon d’informer sur la réalité d’un métier qui a profondément changé derrière le rideau, à l’abri des regards.
L’envers du décor
Seul un petit nombre de chanteurs connaît le confort financier que peut procurer son travail, et ce sont souvent ceux qui bénéficient de la plus grande médiatisation. Ainsi, le public pourrait penser, à tort, que tout va bien pour les artistes lyriques. Cependant, la réalité est tout autre. Les maisons d’opéra programment moins d’œuvres, les agendas des chanteurs ne se remplissent plus comme par le passé, les propositions sont moins alléchantes, les cachets ne sont plus aussi généreux, et la concurrence fait rage. Et pourtant, nombreux sont les chanteurs talentueux, sérieux, dotés d’une véritable personnalité artistique et d’une technique vocale solide, qui aspirent légitimement à pouvoir s’exprimer sur scène et à vivre de leur travail. C’est la loi de la jungle, bien chanter ne suffit pas et seuls les plus téméraires, débrouillards et/ou arrivistes s’en sortiront, parfois en dépit de toute forme de méritocratie.
Alors, dans un système soumis à la logique implacable de l’offre et de la demande, la question se pose : les solistes seraient-ils trop nombreux aujourd’hui ? Paradoxalement, les conservatoires et autres écoles de chant sont remplis de jeunes aspirants solistes. Ainsi, un avertissement subtil se profile : les jeunes chanteurs doivent être conscients des réalités actuelles du métier et prendre des mesures pour sécuriser leur avenir car il n’y aura pas de la place pour tout le monde. Une chanteuse souligne une ironie flagrante : l’État (ou ses entités) subventionne les conservatoires, mais bon nombre de diplômés se retrouvent sans emploi, dépendant ensuite des aides gouvernementales telles que l’intermittence (encore faut-il pouvoir justifier des 507 heures annuelles requises). Pendant ce temps, les théâtres font appel à des artistes non domiciliés en France, qui échappent ainsi à certaines obligations fiscales. Une situation qui suscite des interrogations profondes sur la logique de l’ensemble du système, soulevant aussi la question du trop faible pourcentage de chanteurs français (ou résidant en France) présents dans les maisons de l’Hexagone – ce taux serait de 13% seulement dans certaines maisons. Cette situation paraît si aberrante – sinon inique – que l’on peut s’interroger sur les raisons pour lesquelles en France, nos artistes ne sont pas davantage embauchés. Cela est particulièrement pertinent au niveau local, où les maisons pourraient jouer un rôle important dans le lancement de carrières artistiques, prenant exemple sur des réussites passées telles que celles de Mady Mesplé ou Jane Berbié à Toulouse, même si cela relève d’une autre époque. On peut comprendre le désir des directeurs de faire appel à des stars pour des premiers rôles tels que Violetta (dans La traviata de Verdi), mais pourquoi recruter une chanteuse à l’étranger pour le rôle plus modeste de Flora Bervoix quand des dizaines de Françaises pourraient aisément l’assumer ?
Si les artistes français sont trop coûteux, pourquoi ne pas aligner leurs charges avec celles des chanteurs étrangers afin de trouver un équilibre raisonnable ? Les Français devraient-ils systématiquement s’exporter à l’étranger pour travailler ? Sont-ils perçus comme trop difficiles à gérer ? Les agences artistiques françaises ne seraient-elles pas assez convaincantes auprès des directeurs de casting, ou en concurrence inégale avec les géants étrangers ? Est-ce qu’un retour à un système de troupe, à l’instar de l’Opéra national de Paris, pourrait être une solution pour lancer la carrière de la future génération ? Tant d’interrogations qui soulèvent des questions cruciales sur le soutien et le recrutement des artistes lyriques en France.
L’Opéra, oui, mais pour qui ?
Les difficultés rencontrées par les artistes actuellement sont corrélées à l’état de l’opéra, en tant que genre artistique, qui semble préoccupant. Malgré une affluence apparente lors de certaines soirées, le public se raréfie. Dans les salles, c’est une majorité de têtes blanches que l’on voit dépasser des fauteuils. Depuis des années, toutes les maisons d’opéra cherchent des solutions pour attirer un nouveau public, sous-entendu, plus jeune, en réalisant des offres attractives pour la vente des places. Cependant, le prix du billet ne semble pas être le principal facteur influençant la fréquentation des jeunes. Penser que l’opéra attire les jeunes est illusoire, l’affirmer est hypocrite. Bien que cet art puisse plaire à certains d’entre eux, il est indéniable qu’ils ne sont pas légion. Le problème dépasse largement ces considérations tarifaires. Les clichés associés à l’opéra sont souvent un prétexte utilisés pour justifier les réticences d’une partie de la population. Comme il n’y a pas de fumée sans feu, ces clichés ne se sont pas imposés par hasard et, même si l’on s’emploie à les démonter un à un, ils ont la vie dure. Ce n’est donc pas simplement parce que “l’opéra c’est pour les privilégiés” que les gens ne s’y rendent pas. Un aspect souvent négligé est le simple fait qu’une grande partie de la population n’est pas sensible au son des voix lyriques, à leurs inflexions ampoulées, surannées, et/ou aux livrets au pathos outrancier jugés désuets. Dans les faits, 96% des Français ne fréquentent pas l’opéra et le facteur financier ne peut être la seule cause de cette réalité (le prix médian d’une place à l’opéra s’élevant à 44€ en 2021, en hausse en 2023). Tout le monde ne partage pas les mêmes centres d’intérêt et ce n’est pas grave dans l’absolu : certains sont passionnés de foot, d’autres de jazz, de littérature russe, de plongée sous-marine et ainsi de suite. Les quatre dates parisiennes du concert de Madonna à l’Accord Hotel Arena (20 000 places assises) affichaient complet avec un billet au prix de 45,40€ en dernière catégorie et allant jusqu’à 386,50€ en carré or. Ces 80 000 billets ne se sont certainement pas vendus qu’à des nantis… Quand on est passionné, le prix n’est pas un frein. Le bouche-à-oreille et les efforts déployés dans les domaines de la médiation culturelle, du marketing et de la communication, bien que louables, ont donc leurs limites. Certes, il existe des initiatives réussies où des personnes découvrent l’opéra, s’y intéressent et y retournent, mais ces cas demeurent trop anecdotiques, créant une disparité entre l’engouement de certains et l’indifférence de la majorité. L’opéra n’est plus populaire depuis bien longtemps en France : demandez dans la rue qui connait Anna Netrebko, combien de personnes répondront par l’affirmative ? Comme le soulignait très justement Sylvain Fort dans son édito en mars dernier, les initiatives des théâtres visant à élargir l’accès à l’opéra se heurtent à une préférence médiatique et à des soutiens politico-culturels en faveur d’arts considérés comme plus populaires, peut-être plus accessibles, et moins connotés socialement. Face à cette collision entre le social, le politique et le culturel, comment l’art lyrique aurait-il pu se frayer un chemin sans subir de pertes significatives ?
L’opéra doit rester un vecteur de connaissance, d’édification et de liberté et l’éducation pourrait certainement constituer un élément de réponse, en familiarisant les enfants à différentes esthétiques musicales dès leur plus jeune âge, tant à l’école que dans le cadre familial.
Tic-tac TikTok
Les modes de consommation en matière culturelle ont été complètement bouleversés au cours des deux dernières décennies. L’offre s’est diversifiée et, pour le seul domaine de l’opéra, on peut citer les retransmissions au cinéma, le streaming (audio et vidéo), et tous les formats possibles qu’offrent internet et les réseaux sociaux. Ces succédanés ne remplaceront jamais l’expérience du live, des voix qui résonnent dans l’écrin des théâtres, de la fulgurance de quelques mesures nous sortant de notre torpeur. Aujourd’hui, tout est rapide, très rapide. On zappe, on scrolle, pas de place aux temps morts. Les sens doivent constamment être en alerte. L’ennui, le pire ennemi de la génération Z. Alors, pour un jeune public, rester attentif pendant plusieurs heures relève de l’exploit, et cela devient coûteux de franchir les portes d’un théâtre sans garantie de plaisir. Ainsi, dans l’espoir de remplir les salles de nouveaux amateurs, on commence à assister à de drôles de pratiques qui consistent, par exemple, à tailler les œuvres à la serpe, modifier maladroitement les dialogues ou injecter nombre d’effets spéciaux pour appâter ce public qui n’ont pour effet que de desservir l’opéra et d’entretenir un certain nivellement par le bas.
Bien que l’art n’ait pas pour vocation à être lucratif, il ne peut se soustraire aux réalités économiques de nos sociétés contemporaines. La course à la rentabilité rythme le travail et la carrière des artistes, redéfinit la forme même des œuvres et tend à annihiler la puissance cathartique et sublimatoire de l’art. Faudrait-il alors que l’art lyrique se meuve en une nouvelle mine spéculative pour perdurer dans le paysage culturel ? L’opéra ne doit pas se fourvoyer dans cette quête à la rentabilité et à la popularité comme l’exprimait si bien Sylvain Fort dans son édito : « L’art lyrique, cet art de passion, de passionnés, d’enthousiastes, a plus souvent qu’à son tour vendu son âme. Il serait fastidieux de faire la liste des directeurs de théâtre incompétents, des responsables des affaires culturelles nuls, des agents aigrefins, des fonctionnaires ignorants, des programmateurs incultes, des responsables de castings sourds, des metteurs en scène débiles… Peu à peu cette médiocrité arrogante a fait son nid dans le monde lyrique, et souvent a pris les commandes. L’argent, les mondanités, le sentiment de puissance ont attiré vers le monde lyrique des gens de business à l’ego malade. Et souvent l’on a trouvé bon de se pâmer devant leur génie ou leur vision frelatée. »
Et quand bien même les salles seraient remplies, le public ne suffit pas à financer l’opéra, un art qui coûte cher, très cher, trop cher (?). Comme le montre le graphique ci-dessous, ce sont principalement les subventions qui financent l’opéra – subventions dépendant en partie du taux de remplissage des salles, cqfd. Ces subventions englobent toutes les aides de l’Etat, des communes, communautés urbaines et métropoles, départements et régions. A titre informatif, elles s’élevaient à 381 916 734€ en 2021 pour les 25 maisons d’opéra de la Réunion des Opéras de France (ROF).
Un bouleversement culturel
En 2023, le déficit du secteur lyrique avoisinerait les 10 millions d’euros.
Mais comment en est-on arrivé là ? La situation actuelle semble témoigner d’une crise devenue endémique avant l’apparition du COVID-19 qui n’a fait que précipiter les choses. Plutôt qu’une crise, il s’agit d’un bouleversement culturel majeur, d’une transformation profonde qui serait à la crise ce que la guerre est à la bataille. La raréfaction du public, l’augmentation du prix des places et du coût des productions, l’inflation, la concurrence accrue – et déloyale – chez les artistes, la baisse des subventions, la multitude de missions à remplir par les institutions, l’ingérence de l’ignorance et de l’incompétence aux manettes du pouvoir, la métamorphose des goûts du public … ces sujets ne sont pas seulement le corollaire de la crise du COVID-19. Les différents statuts des maisons d’opéra (ONP, Opéras nationaux de régions, théâtres lyriques d’intérêt national, maisons d’opéra en région, etc.) créent des disparités considérables dans leurs systèmes de financement depuis longtemps. Additionné à la conjoncture économique actuelle, il en résulte des maisons “Potemkine” qui ne peuvent pas programmer plus de trois opéras dans la saison. D’après la ROF toujours, les spectacles lyriques ne constituaient déjà que 30% de levers de rideaux en 2021. Comme c’est déjà le cas à Bordeaux ou Montpellier, Il est à craindre que les institutions les plus fragilisées deviennent des salles de spectacle où cohabiteront danse, théâtre, one-man shows, jazz, musique de variété, et un peu d’opéra. Rendement oblige, il ne faudra pas s’attendre à voir programmés Linda di Chamounix, Mitridate ou Les Huguenots mais des tubes comme La Bohème, Carmen ou La traviata … De quoi décourager les derniers spectateurs résiliants, lassés de voir ces œuvres systématiquement à l’affiche.
Cette (r)évolution suscite des inquiétudes quant à la préservation de la diversité artistique et de la richesse du répertoire lyrique dans le paysage culturel français.
Concernant la fréquentation des salles, de nombreux amateurs avouent ne plus se rendre à l’Opéra en raison des mises en scène créées ces dernières années, jugées rebutantes, trop éloignées des livrets et “excessivement intellectualisées”, tenant également à l’écart un public non averti. Certaines d’entre elles semblent uniquement répondre aux fantasmes de metteurs en scène nombrilistes animés par le désir de choquer. Les chanteurs partagent également ces préoccupations, notamment lorsque les décors ne sont pas adaptés aux exigences du chant, ajoutant ainsi une difficulté supplémentaire à l’exécution de leur art. S’il s’avère que le public ne se rend plus à l’opéra pour ces raisons, la question se pose alors sur le financement de ces mises en scène par l’argent public, même si le travail de certains metteurs en scène avant-gardistes, artistes de premier plan, fait salle comble.
Cependant, si s’attaquer à la création en prenant des mesures radicales semble très périlleux, ne pourrait-on pas envisager de tenir un cahier des charges prenant en compte ces différents éléments, pour chaque nouvelle mise en scène créée ? En la matière, plutôt que celle des metteurs en scène, il en va de la responsabilité des directeurs d’institutions lyriques qui commandent et valident des mises en scène car eux devraient justement avoir à l’esprit tous ces aspects (au regard de l’œuvre, des contraintes budgétaires, des attentes du public, des besoins des chanteurs etc etc). De l’audace, il en faudra toujours, et il apparaît primordial de revivifier l’opéra par la scène. Il ne s’agit pas de brider la création mais de faire preuve de bon sens dont on manque terriblement aujourd’hui. On a bien vu que faire chanter des artistes en jeans et baskets devenait un nouveau conformisme.
Puisque l’opéra est un art vivant, on pourrait aussi évoquer la question de la création qui fait toujours autant débat. L’ultra-conservatisme qui consiste à ne pas vouloir s’ouvrir à une quelconque forme de renouveau ne fait pas avancer les choses. Le théâtre ne s’est pas arrêté à Shakespeare, Molière et Racine ; la danse a aussi su s’ouvrir à de nouvelles esthétiques grâce à des Pina Bausch, des Merce Cunningham, des George Balanchine ou des William Forsythe qui ont mis un grand coup de pied dans la fourmilière et qui ont su, à leur manière, renouveler le genre. Pourquoi devrait-on s’empêcher de créer des opéras aujourd’hui ? Alors certes, l’opéra n’occupe plus une place de choix dans le paysage culturel de nos jours. Cependant, il est bon de rappeler que ce qui faisait le succès des opéras au XIXè siècle, outre le génie de leurs compositeurs, c’était qu’ils constituaient une nouveauté, ils correspondaient à une esthétique musicale en vogue et s’inscrivaient dans leur époque. Nabucco n’était-il pas un manifeste politique à sa création milanaise en 1842 ?
En revanche, il faudrait pour cela que la création reste accessible, qu’elle assume de pouvoir s’adresser au “grand public” et pas uniquement à l’intelligentsia parisienne. Cela passe par le livret, la durée – 5h pour Le Soulier de satin de Marc-André Dalbavie présenté en 2021 à l’Opéra national de Paris, de quoi refroidir les plus téméraires – et peut-être la forme harmonique (la musique atonale pourrait effrayer certains spectateurs, même si le succès d’œuvres comme Written on Skin de Benjamin, L’Amour de loin de Saariaho ou Les Trois sœurs d’Eötvos est incontestable). Peter Gelb, directeur du Metropolitan Opera de New-York depuis 18 ans, se félicitait dans une interview pour France Inter, le 14 novembre dernier, du succès des opéras contemporains programmés ces dernières années dans l’institution new-yorkaise. Après The Hours de Kevin Puts, Fire Shut Up In My Bones de Terence Blanchard ou encore Dead Man Walking de Jake Heggie c’est Florencia en el Amazonas de Daniel Catán (créé à Houston en 1996) qui est actuellement à l’affiche : “Il est important de construire une extension du répertoire : des opéras accessibles, fascinants, pour une audience d’aujourd’hui. Il y a toute une nouvelle génération de compositeurs aux États-Unis qui n’ont pas peur d’écrire de la musique mélodique, qui peut être appréciée par le public.” et d’ajouter “En ce début de saison, 27.000 tickets ont été achetés par des gens qui n’avaient jamais franchi les portes de notre opéra.” Il ne s’agirait évidemment pas de remplacer un répertoire par un autre mais de s’ouvrir à de nouvelles esthétiques et de satisfaire, peut-être, l’éclectisme des goûts.
Et maintenant ?
Certains acteurs de la profession ont déjà abordé les problématiques que les crises qui se sont succédé ces dernières années ont mises en exergue, proposant des alternatives et des pistes de réflexion. On peut citer le ténor Sébastien Guèze et ses réflexions sur « l’opéra décarboné » dans son essai BIOpéra, un futur pour l’opéra, Jean-Philippe Thiellay avec son plaidoyer pour l’art lyrique, L’Opéra s’il vous plaît, Serge Dorny, intendant du Bayerische Staatsoper de Munich, et son livre Penser l’opéra à présent, Loïc Lachenal, directeur de l’Opéra de Rouen, dans une interview pour Le Monde, ainsi que la tribune du baryton Thomas Dolié en février dernier dans ce même quotidien : « Certains s’inquiètent depuis longtemps des conséquences prévisibles d’un modèle économique obsolète et de pratiques inadaptées aux défis actuels. » Aussi, une enquête exhaustive sur l’économie du secteur lyrique en 2023 serait particulièrement bienvenue et pourrait aborder divers aspects tels que le fonctionnement des institutions, les subventions, le mécénat, les dépenses, la programmation, la résidence fiscale des artistes solistes invités, etc. Une telle analyse de fond pourrait contribuer à éclairer davantage les défis structurels auxquels l’opéra est confronté, à identifier des solutions potentielles afin de les mettre en œuvre pour garantir la viabilité de cet art dans le futur. Il en va là de son existence, de celle des artistes et de ceux qui œuvrent dans l’ombre.
Alors, quand le bateau prend l’eau de toutes parts, il s’agit de ne plus feindre la béatitude et de prendre des mesures concrètes. Mais le veut-on vraiment ? L’Homme a ce comportement étonnant qui consiste à agir lorsque il est déjà trop tard, malgré les alertes lancées de longue date. Faudrait-il attendre que les intérêts personnels des puissants, à l’abri dans leur tour d’ivoire, soient ébranlés pour que les choses bougent ? Va-t-on continuer de répéter à l’envi que Mozart était une rock star pour espérer, en vain, remplir les salles ? Va-t-on continuer à mépriser nos artistes exsangues en leur disant qu’ils se plaignent trop et qu’en France, ils ont la chance d’avoir l’intermittence ?
Certes, l’opéra est encore vivant et réjouissons-nous, beaucoup d’œuvres sont encore programmées et des artistes restent épanouis dans leur métier. En sortant d’une soirée d’opéra grisante, ces réflexions peuvent donc sembler très éloignées de la réalité. Et pourtant, l’état d’épuisement des artistes dans un contexte économique défavorable est bien réel. Il ne s’agit pas de voir tout en noir et de dresser la liste des symptômes d’une déliquescence aux allures de prophétie annonciatrice de la mort de l’opéra, mais d’être conscient de l’horizon qui se dessine afin d’œuvrer pour changer de cap. En ces temps troublés, l’élan vital de la culture, animé par l’amour de l’art, résonne avec une intensité particulière et il est plus que jamais essentiel de soutenir nos artistes. Les circonstances actuelles nous rappellent avec force que la création est primordiale si l’on ne veut pas que l’opéra se meuve en une nature morte, où seuls les enregistrements perpétueraient l’écho de sa gloire d’antan. « Rien n’est jamais perdu et si nous menons la société à sa perte, quelque chose de nouveau verra le jour. » déclarait avec optimisme le regretté Gérard Mortier (qui aurait fêté ses 80 ans aujourd’hui). Ces mots résonnent aujourd’hui plus que jamais.