Le soleil se couche sur le Bosphore, révélant à contre-jour la silhouette de Sainte-Sophie et parant de reflets dorés les fenêtres des bâtiments situés sur la rive asiatique d’Istanbul. C’est là qu’il y a seize ans ont été dispersées les cendres de Leyla Gencer, dans les eaux du Bosphore près desquelles elle est née. Celle qui fut l’une des plus grandes interprètes du XXe siècle, surnommée la « fiancée des pirates » car hélas fort peu appelée à enregistrer dans les studios d’enregistrement, consacra la deuxième moitié de sa vie à l’enseignement et à la transmission de son art, qui alliait une technique belcantiste hors pair à un instinct dramatique incandescent.
Après avoir dirigé l’Accademia Teatro alla Scala, une école de jeunes chanteurs à Milan, elle appela de ses vœux la création d’un concours de chant lyrique en Turquie. La première édition de la « Leyla Gencer Voice Competition » eut lieu en 1995. La compétition révéla de nombreux chanteurs, comme Marcelo Álvarez, Pretty Yende, Nino Machaidze ou bien encore Anita Rachvelishvili (troisième prix en 2008 !). Elle est aujourd’hui chapeautée par la Fondation d’Istanbul pour la Culture et les Arts, le Borusan Sanat et l’Accademia Teatro alla Scala. Pour la dixième édition de la compétition, le président du jury est Stéphane Lissner, surintendant du Teatro San Carlo de Naples, entouré de deux chanteurs et de personnalités représentant diverses maisons d’opéra (le Deutsche Oper, la Scala, le Royal Opera House et l’Opéra de Tbilissi).
Après avoir épluché la centaine de candidatures reçues cette année, le jury a appelé 42 jeunes chanteurs et chanteuses à se rendre aux quarts de finale pour être entendus dal vivo. Venait ensuite l’étape de la demi-finale, au terme de laquelle 8 chanteurs ont été choisis – cinq sopranos, une mezzo, un baryton et une basse – pour présenter un air devant le jury et un public venu nombreux ce soir-là au Cemal Reşit Rey Concert Hall.
L’ordre de passage suivant l’ordre alphabétique, c’est à la soprano mexicaine Fernanda Allande que revient la difficile tâche d’inaugurer la finale de la compétition, avec l’air de Thaïs « Dis-moi que je suis belle ». Le matériau vocal est assez impressionnant, le timbre riche, la tessiture maîtrisée, mais elle masque difficilement une anxiété bien compréhensible : la tenue de la ligne s’en ressent et le jeu est affecté. Ses mérites ont tout de même été salués par le jury, qui lui décerne le prix spécial du « Royal Opera House Jette Parker Young Artists Programme ».
Lui succède ensuite le belge Leander Carlier, le plus jeune chanteur de cette finale, avec l’air de Die tote Stadt « Mein Sehnen, mein Wähnen », choix original si on le compare aux autres airs chantés ce soir-là. Le timbre est celui d’un baryton, mais les graves sont assez peu étoffés, tandis que les aigus sonnent clairs et solides. Son interprétation témoigne par ailleurs d’une musicalité rare : le chanteur colore sa voix de pudiques demi-teintes et conduit son phrasé avec une élégance infinie. Ce moment délicat et suspendu ne semble pas avoir marqué le jury, qui ne lui accorde aucun prix, hélas. On peut se demander s’il ne pourrait pas s’épanouir plus amplement dans le domaine de la mélodie et du Lied, mais une telle finesse est précieuse aussi dans le répertoire opératique.
Seule autre interprète à repartir bredouille de la compétition, Anna Erokhina possède une voix de mezzo qui a tendance à s’acidifier dans les aigus, avec une émission pharyngée pas toujours plaisante. Son interprétation de « O mio Fernando », extrait de la version italienne de La Favorite de Donizetti, ne manque pas de caractère, mais le rendu est stylistiquement peu orthodoxe, ce qui a pu déplaire au jury. Les graves sont cependant émis d’une voix de poitrine bien projetée et péremptoire, ce qui laisse penser que des rôles avec un centre de gravité bas pourrait mieux lui convenir.
La soprano géorgienne Anna Imedashvili présente, dans l’air extrait d’Un ballo in maschera « Ecco l’orrido campo », une voix plutôt voilée, avec une palette de couleurs assez limitée et peu de variations dynamiques. L’artiste est cependant très émouvante, d’une belle stature, ce qui lui permet de remporter malgré tout le prix spécial de l’Opéra de Tbilissi.
Accueillie par les membres d’un fan club venus nombreux, la soprano turque Nazlıcan Karakaş est ici chez elle et c’est avec un aisance non dissimulée qu’elle entame la valse de Juliette issue du Roméo et Juliette de Gounod. Le timbre est charmant, fruité, mais le chant manque de soutien, ce qui donne l’impression qu’elle chante souvent trop bas. Chaque effet vocal est annoncé au public avec une complicité évidente et l’interprétation est vivifiée par son air espiègle, ce qui donne une grande fraîcheur au personnage de Juliette. Sans surprise, elle reçoit le prix du public, mais aussi le deuxième prix du jury, ce qui nous étonne personnellement, mais la décision d’un jury, comme les avis d’un critique, reste amplement subjective.
Les trois derniers interprètes sont justement, pour nous, des révélations. Maria Knihnytska, d’abord, soprano ukrainienne de 29 ans qui a toutes les qualités possibles : un timbre séduisant, une présence scénique remarquable, un art du legato consommé et une technique qui lui permet de colorer élégamment son interprétation de « So anch’io la virtù magica ». Cet air virtuose et difficile de Donizetti est exécuté, nonobstant les trilles absents, d’une manière proche de l’idéal, d’autant plus que l’interprète incarne son personnage des pieds à la tête. Elle n’obtient que le troisième prix du jury, mais elle est assurément une chanteuse à suivre de près !
Récompensé par plusieurs prix – le prix spécial du Deutsche Oper, le prix spécial de l’orchestre Borusan et surtout le premier prix du jury – HuanHong Li est une basse chinoise impressionnante. Il déploie dans l’air de la calomnie du Barbier de Séville une voix riche et ample, solide sur l’ensemble de la tessiture. Ses mimiques faciales sont un peu exagérées pour illustrer la fourberie de Basilio, mais cela fait partie des attendus qui comblent le public. Après avoir reçu le premier prix, il est invité à bisser son air, où il se révèle encore plus à l’aise, maîtrisant superbement son instrument, jusqu’à un aigu final interpolé qui finit de mettre la salle en délire.
Enfin, c’est à la soprano mexicaine Jennifer Mariel Velasco de s’avancer, habitée, avant même de chanter, d’une charge émotionnelle renversante. La voix n’est pas des plus belle, car le vibrato est vraiment très présent, mais elle sait conduire son instrument là où elle l’entend et sa version de l’Hymne à la lune de Rusalka est l’une des plus sensibles qu’on puisse imaginer. Avec elle, on a l’impression de comprendre le tchèque, tant elle est pénétrée de la situation du personnage et impose sa présence frémissante. Alors qu’elle devait repartir sans récompense, Stéphane Lissner crée pour elle un prix surprise, le prix spécial du Teatro San Carlo, pour l’inviter à venir chanter un récital à Naples. Grâce lui soit rendue, car de telles personnalités artistiques sont rares et méritent d’être connues.
Le Borusan Istanbul Philharmonic Orchestra n’a rien à envier aux phalanges les plus réputées et peut faire valoir ses qualités dans deux morceaux orchestraux, l’Intermezzo de Manon Lescaut de Puccini et la Sinfonia de La forza del destino de Verdi. Les instrumentistes jouent avec un enthousiasme visible et plusieurs solistes impressionnent, notamment parmi les bois. Pietro Mianiti, un de leurs directeurs musicaux, dirige l’ensemble de la soirée avec beaucoup de probité mais sa battue se fait parfois trop lente.
Cette soirée pleine de promesses se referme sur la remise des prix, accueillie par un public exalté et comportant de nombreux spectateurs jeunes, ce qui laisse beaucoup d’espoir sur l’avenir de l’opéra en Turquie et ailleurs, tant du côté des chanteurs que du public. C’est à cela que nous invite les compétitions de « voix nouvelles » ou de « jeunes voix » : l’espérance d’une continuité artistique et d’une communion renouvelée autour de cette forme d’art plutôt tournée vers le passé mais qui peut aussi être une promesse d’avenir.