Créée en 2012 pour l’opéra de Nouvelle-Zélande, la production de Rigoletto signée Lindy Hume trouvait à l’époque son inspiration dans les frasques bunga-bungesques de Silvio Berlusconi. Reprise en 2019 à l’opéra de Seattle, la proposition n’a rien perdu de son acuité dans l’Amérique post #MeToo de Donald Trump. Voici donc notre Duc grimé en magnat des médias/politicien lubrique dans un contexte qui, pour moderne qu’il soit, ne perturbe jamais l’œuvre de Verdi et Piave. Au contraire, en transposant par petites touches successives, ce Rigoletto souligne toute l’intemporalité de la pièce. Certes, le romantisme a trépassé au passage : Gilda ne chante plus aux étoiles mais batifole « caro nome » dans son lit telle l’adolescente qu’elle est, le duc lutine Giovanna avant de surprendre la gamine, il répond à ses notifications Tinder pendant leur duo, et commence par harceler Maddalena qui se défend en lui balançant le contenu de son verre au visage à la fin du premier couplet de « La donna è mobile ». Et tout cela fonctionne à merveille et transforme ce drame romantique en un moment de catharsis aigre-doux pour le public américain. Les réactions spontanées de choc ou de condamnation de l’action qui fusent en témoignent, aussi surprenantes qu’elles puissent être pour un spectateur européen élevé à la mamelle d’un Regietheater bien souvent moins pertinent.
Bien évidemment, selon une tradition anglo-saxonne, l’interprète du Duc se fera huer par une partie de la salle aux saluts. Il ne faut rien en conclure, tant la prestation de Liparit Avetisyan est convaincante. Soleil et clarté du timbre ne lui font jamais défaut, ligne vocale léchée, souffle et une quinte aiguë au cordeau lui permettent de naviguer avec une élégance racée entre les chausse-trapes du rôle. Lester Lynch se fait peur au premier acte (il craque l’aigu de « follie » avant sa scène avec Gilda) et restera sur la réserve jusqu’à la pause. Sa grande scène du II le remet d’aplomb : il fait preuve d’une excellente caractérisation entre la rage initiale adressée aux courtisans et les supplications du père. La rondeur du timbre et la technique sûre du baryton américain confèrent à son Rigoletto l’humanité nécessaire, à laquelle il manque un surcroît de puissance pour asseoir tout à fait le personnage. Malgré un timbre dont le fruité reste assez vert, Madison Leonard dispose de belles ressources, dont un aigu brillant et une technique sûre. Son chant est nuancé et sensible à défaut d’être généreux en trilles et suraigus. Le mezzo chaleureux d’Emily Fons prête ce qu’il faut de séduction vocale à Maddalena quand la grande silhouette et la basse caverneuse d’Ante Jerkunica donne immédiatement vie à Sparafucile. Dommage qu’au milieu de seconds rôles tous bien tenus, le chœur masculin sonne trop diaphane.
© Sunny Martini
En fosse, Carlo Montanaro se met au service de son plateau, au détriment bien souvent de la dynamique. Il peut compter sur un orchestre qui ne démérite pas malgré quelques faiblesses chez les cuivres pendant l’ouverture. Cordes et vents s’imposent comme les pupitres les plus aguerris mais manquent de mordant dans les attaques pour pimenter la partition au diapason de démêlés scéniques.