En faisant le choix d’adapter l’ultime pièce de Sarah Kane 4.48 psychosis, parfois interprétée comme la lettre de suicide de la plus radicale des dramaturges anglaises contemporaines, Philip Venables faisait un choix audacieux pour son premier opéra, créé en 2016 à Londres. Audacieux par son sujet mais surtout audacieux de par sa forme. La prose de Kane ne définit aucun personnage, colle des souvenirs, des notes médicales, imite un dialogue qu’elle rompt aussitôt, etc. En somme, elle représente sur le papier tout ce qui pourrait faire un mauvais livret d’opéra (et souvent encore des textes similaires, le génie en moins, sont mis en musique). Mais du papier à la scène, il peut se produire une étincelle : c’est là tout le talent de ce jeune compositeur. Tout en conservant l’aspect éclaté du texte, en ne retirant pas un mot de la pièce, Philip Venables parvient à donner la cohérence, le souffle et le récit nécessaire grâce à une composition truculente, faite de collage instrumentaux, d’humour – comme ces deux percussions qui « disent » le dialogue patient/soignant en même temps que le texte est projeté sur la scène – de recours à la voix enregistrée, à la rythmique de la voix parlée et, bien entendu, à une écriture vocale qui oscille du tranchant saccadé atonal à l’arioso baroque. En formation réduite, l’orchestre souligne et ponctue autant qu’il commente. Quelques interludes qui feraient penser à des fanfares de village (on pense aussi à Chostakovitch ou même Berg) viennent égayer les longues énonciations de nombres et de verbes violents écrits par Kane. Paradoxalement, alors que ce théâtre inspiré par les travaux d’Artaud ne pourrait se réaliser que dans une liberté formelle totale, c’est le carcan de la musique, de la composition, de la baguette du chef etc. qui lui donne une de ses plus probantes incarnations vivantes. Philip Venables réussit génialement le pari de transformer l’opéra en « art cruel » et en fait un Uranus qui mange et digère, non plus ses enfants, mais sa génitrice.
© Klara Beck
Le succès revient aussi en large part aux interprètes qui doivent suivre ce chemin de crête à la lettre et surtout à la seconde près. Caler les sons et les effets visuels (surtitrages projetés, flash etc.), les pupitres instrumentaux, les départs des chanteuses situées en contrebas de l’orchestre relève de la gageure. Richard Baker à la baguette des instrumentistes de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg retenus pour l’aventure s’y emploie avec un art consommé. De même, Ted Huffman propose une scénographie humble : une pièce blanche, trois portes, une table et des chaises. Il se concentre sur les vies intérieures de cette âme en peine qui dialoguent, se cajolent et se confrontent. Il apporte du sens en permanence sans en imposer un seul définitif et participe de cette alchimie qui sublime le poème en spectacle vivant.
Enfin, les six chanteuses engagées dans cette psychose sont proprement bluffantes d’engagement scénique et vocal. Gweneth-Ann Rand, en tant que corps principal, retient forcément l’attention d’autant que son soprano s’appuie sur un medium charnu du meilleur effet. Mais ce serait faire injure à Lucy Schaufer dont le mezzo ample sert la « voix de la raison » ou à celui plus délicat de Samantha Rice, ou encore à Robyn Allegra Parton, Susanna Hurrell et Rachael Lloyd qui chevauchent les écarts pièges de la partition et poétisent les quelques ariosos qui enluminent les instants de répit.
Coïncidence, cette première française avait lieu le jour même de la création de son deuxième opus lyrique Denis & Katya à Philadelphie, une œuvre bientôt représentée en France puisqu’elle est coproduite par l’Opéra de Montpellier.