
La Scala de Milan poursuit son nouveau Ring, le premier depuis dix ans, avec une nouvelle production de Die Walküre par David McVicar. Après un Prologue qui nous avait laissé une impression mitigée, le metteur en scène nous offre cette fois une première journée pleinement aboutie et convaincante, visuellement spectaculaire et théâtralement fouillée. Les amateurs de relectures décapantes dussent-ils s’en arracher les cheveux, le metteur en scène britannique choisit, comme à son habitude, de laisser s’exprimer naturellement le drame wagnérien au travers d’une proposition assez littérale. On ne trouvera donc ici ni costumes-cravate, ni attaché-case, ni autres accessoires traditionnels de la mise en scène contemporaine. Le parti visuel se réfère moins à l’univers des mangas que le précédent Rheingold mais reste très spectaculaire et plus homogène, et moins audacieux que celui du prologue.

La Chevauchée des Walkyries est ici particulièrement réussie, avec jeunes hommes torses nus montés sur des sortes d’échasses à ressort qui simulent de manière étonnante des chevaux piaffant d’impatience. On verra même Fricka apparaitre tirée par des béliers, comme le prévoit le livret, occurrence presque aussi rare que des éléphants dans Aida (1). Contrairement au Rheingold, les éclairages sont cette fois moins violents et contribuent à une atmosphère un brin oppressante. Le dernier décor présente une gigantesque tête (celle d’Erda ?) qui s’entrouvre pour accueillir le sommeil de Brünnhilde au milieu de flammes. Après avoir fait quelques tours du rocher, le cheval de la Walkyrie s’arrête pour l’attendre fidèlement, tandis que Wotan revêt l’habit « traditionnel » du Wanderer, image proprement sublime tant elle se marie idéalement avec la musique. Outre les « chevaux », de nombreux figurants animent le plateau : Hunding fait ainsi irruption au premier acte comme le chef de meute qu’il est, entouré de ses acolytes, aussi déjantés que lui-même. Certains pourront justement regretter que la mise en scène ne creuse pas le mythe, mais elle n’en demeure pas moins d’une grande efficacité et d’une superbe beauté plastique, adaptée à un public moins familier de l’ouvrage.

Nous l’avons écrit par le passé, Camilla Nylund n’a pas exactement la projection vocale des grandes wagnériennes. Bénéficiant ici de l’acoustique favorable de la Scala, le soprano voit en revanche ses qualités propres particulièrement mises en valeur. Le timbre est agréable, moiré, le soprano colorant intelligemment l’émission en fonction du texte. La musicalité est impeccable. La voix est d’une belle fraîcheur, sans vibrato intempestif. L’interprétation est intelligente et sensible, d’une grande finesse. Nylund crée un vrai personnage, bien à elle, accentuant ici le côté « jeune fille » par rapport à celui de « guerrière » plus souvent mis en avant, notamment par des interprètes plus matrones. Sur ce dernier aspect, l’ardeur de Brünnhilde apparait ainsi davantage comme l’effet de la juvénilité plutôt que d’une force sauvage mal maitrisée.

À 65 ans, Michael Volle force l’admiration avec un Wotan proprement anthologique, même si la voix n’a plus la même souplesse (ce Wotan a des heures de Volle…) : l’aigu est parfois un peu moins projeté, la projection est économe à certaines occasions, quand l’orchestre est moins présent (par exemple, dans le duo avec Brünnhilde à l’acte II), ce qui d’ailleurs sied à l’intériorisation des sentiments du personnage. Toutes les notes sont toutefois bien en place, le, chanteur est parfaitement audible et il sait déployer l’énergie attendue dans les moments les plus dramatiques et les plus exposés. Mais l’essentiel est ailleurs. Volle offre un art du chant qui est d’abord le fruit d’années d’expérience, une double leçon de maîtrise vocale et d’interprétation, les deux étant ici intimement liées. Le baryton allemand sait transmettre les émotions les plus intimes et les plus diverses du personnage par l’articulation du texte d’une part et, sur le plan vocal, grâce à toute une gamme de colorations : du clair-obscur exprimant le désarroi du dieu, à l’émission franche, claire et nette exprimant au contraire sa puissance. Son duo final avec Camilla Nylund et ses Adieux sont proprement poignants.

On ne reviendra pas sur la sempiternelle question de l’adéquation de Klaus Florian Vogt au répertoire wagnérien héroïque. Avec son timbre haut perché et ses graves discrets, il n’est pas le Heldentenor que l’on attend typiquement dans ce rôle. Mais le chanteur a aussi progressé. On appréciera ainsi une voix dont le spectre est devenu plus large (seuls les graves de la dernière scène de l’acte II lui font encore défaut). Sans être particulièrement vaillant, l’aigu répond toujours à l’appel, en un peu moins brillant. Le legato s’est également beaucoup amélioré, avec une émission plus déliée, et une parfaite maîtrise de l’émission forte et de la voix mixte. La puissance est au rendez-vous et le chanteur tient sans problème la distance. La composition dramatique est intéressante, celle d’un jeune homme innocent, manipulé, en proie à des enjeux qui le dépassent.
Pour ses débuts dans le rôle, Elza van den Heever choisit d’offrir une Sieglinde victime expiatoire de bout en bout. Son chant sait superbement exprimer cette longue souffrance. Actuellement dans la plénitude de ses moyens, le soprano remplit l’auditorium de sa voix percutante, homogène sur toute la tessiture. Musicalement on pourra toutefois préférer des voix plus amples et plus fruitées, au timbre moins pincé, mais le soprano nous convainc d’abord par la justesse de son interprétation.

Le Hunding de Günther Groissböck est particulièrement réjouissant. On sent un peu d’effort dans les notes les plus aiguës, mais le grave est puissant et l’émission homogène. Scéniquement, de par son physique impressionnant, Groissböck campe un parfait bad boy, à la fois attirant et tête-à-claque, de par l’affichage d’une masculinité débridée et décomplexée, renforcée d’ailleurs par la mise en scène (Sieglinde est ici clairement destinée au « repos du guerrier »).

La Fricka d’Okka von der Damerau nous a davantage convaincu ici que dans le Rheingold. La voix est toujours aussi magnifique mais l’interprétation plus fouillée. C’est ici une Fricka toujours amoureuse qui peut fendre l’armure à l’occasion. Les Walkyries sont globalement correctes.
Alexander Soddy offre une approche cohérente de l’ouvrage dont il maintient tout du long l’arc dramatique, sans chutes de tension. Il opte plutôt pour un tempo assez vif (un peu moins de 3h40 de musique, soit 5 minutes de moins que Simone Young qui dirigeait les premières représentations), ce qui vient apporter un supplément de dynamique à l’ouvrage, Die Walküre étant peut-être la journée la plus statique du cycle. Nous aurions toutefois préféré une battue plus retenue dans les passages les plus désespérés, en particulier dans les Adieux de Wotan, un peu menés au pas de charge, alors qu’on voudrait que le temps y soit comme suspendu. Le chef britannique est également un authentique chef de théâtre, attentif au plateau. Sachant qu’Alexander Soddy n’a que 42 ans, il sera intéressant de voir évoluer sa conception de l’ouvrage au fil des années, en espérant que les théâtres aient l’intelligence de lui en donner l’opportunité.

L’orchestre est souvent somptueux, avec une sonorité toujours unique. On en regrette d’autant plus une sérieuse baisse de régime côté cuivres à la fin de l’acte II, pendant tout l’échange entre Siegmund et Brünnhilde, pollué par de nombreux accrocs.
La Scala proposera deux Ring complets en mars 2026, le premier sous la baguette d’Alexander Soddy et le second sous celle de Simone Young (l’alternance se faisait jusqu’à présent dans l’ordre inverse pour Rheingold et Die Walküre).
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Sauf erreur de notre part, à Bayreuth, même Peter Hall avait renoncé à faire figurer des béliers dans sa production littérale de 1983, laquelle succédait à celle de Patrice Chéreau avec l’ambition de revenir au respect strict du livret. En ce qui concerne les éléphants dans Aida en revanche, c’est comme les baisses d’impôts : tout le monde en parle pour s'en plaindre mais personne ne les a jamais vus.