« Je vois Barbe-Bleue comme un monstre » affirme Juliette Deschamps à propos de A kékszakállú herceg vára (Le Château de Barbe-Bleue) qu’elle met pour la première fois en scène à Bordeaux. Comment accueillir cette proposition quand le caractère symbolique de l’unique opéra de Bartok incite à penser le contraire ? Sous couvert de métaphores, le conte de Charles Perrault devient dans sa version hongroise prétexte à étude de l’impossible rapport amoureux. Ni serial killer, ni vampire assoiffé de sang, le Duc est homme allégorique, solitaire et pudique, auquel l’amour trop indiscret de sa nouvelle épouse n’apportera pas le bonheur escompté. L’échec de leur relation atteint une dimension universelle quand Judith, après avoir ouvert toutes les portes, prend place aux côtés des autres femmes que Barbe-Bleue a aimées, et non tuées.
Pareille divergence entre livret et interprétation scénique pourrait créer la surprise, bousculer des certitudes, ouvrir de nouvelles perspectives. Le sens nait parfois du contresens. Dans cette production conçue aux caractéristiques du nouvel Auditorium, il n’en est rien. Le décor consiste en un escalier, entre cintres et plateau, enserré dans une haute cloison incurvée percée de portes qui s’ouvrent au fil du récit et – plus inhabituel – se ferment aussi. Derrière ces portes, ni bijoux, ni instruments de torture ou jardins magnifiques mais le vide éclairé de la même lumière mauve. Charge à la musique de pallier l’absence d’images. Les costumes grand-siècle de Vanessa Sannino écartent toute supposition de parti-pris esthétique. Sur un ultime malentendu, Barbe-Bleue, dont on a poussé le premier degré de lecture jusqu’à badigeonner les joues d’indigo, étrangle sa femme. Mais que fait la police ?
Ces réserves ne sont pas forcément partagées par la majorité du public qui accueille d’une vaste clameur les dernières mesures de la partition. Manifestation de satisfaction envers un spectacle qui semble avoir été apprécié et salut unanime à la sombre beauté d’une œuvre que Julian Jones enserre d’une baguette de fer. De la première porte poussée avec force jusqu’au formidable tutti qui précède l’ouverture de la dernière, la direction privilégie la tension aux contrastes. Les paysages ne sont pas tant donnés à entendre qu’à ressentir dans leur âpre violence. L’épanchement sonore des larmes, tant attendu en raison de ses glissandi magiques de flûte, clarinette, harpe et célesta, ne remplit pas son office cathartique. Les adieux de Barbe-Bleue ne s’embarrassent pas plus de compassion qu’ils ne sacrifient à un lyrisme consolateur. Mais l’orchestre conserve la primauté sur des solistes que l’on aurait aimés davantage présents.
Annoncé souffrant, Paul Gay avance avec les précautions qu’ordonne son état de santé dans un rôle qui expose le mâle velours du timbre mais aussi un aigu que l’on sent en danger.
Christine Rice, bien qu’authentique mezzo-soprano si l’on en croit la rondeur épanouie de la voix, peine à projeter ses notes les plus graves. Un contre-ut impressionnant ne suffit pas à rendre le personnage crédible dans sa quête fatale de l’autre. « Judith est d’abord une femme amoureuse… » explique Juliette Deschamps. Pas de contresens cette fois. Pour autant, la démonstration ne convainc pas davantage.