Une représentation du Trouvère tient souvent de la partie de poker avec, pour cartes en mains, les cinq têtes d’affiche d’un ouvrage que l’on a coutume de résumer à cinq grandes voix. A ce jeu, on misait gros sur la distribution proposée par le Metropolitan Opera de New York, même si, dès les premières mesures, le Ferrando brutal et titubant de Stefan Kocàn élimine tout espoir de quinte flush. Qu’importe ! Avec les quatre autres chanteurs réunis, on tenait un carré d’as. Malheureusement, comme au poker, la partie, tant qu’elle n’est pas jouée, n’est pas gagnée. L’indisposition de Marcelo Alvarez et son remplacement par Arnold Rawls en deuxième partie sont venus modifier une donne qui s’annonçait gagnante.
On avait bien senti auparavant que le ténor argentin se situait, en termes de puissance, un cran au dessous de ses partenaires, que l’énergie avec laquelle il se jetait dans la mêlée vocale devait cacher un malaise, que la voix résistait difficilement aux tensions auxquelles la partition la soumet, dans le finale du deuxième acte notamment. Mais, conquis par la beauté du chant et la lumière d’un timbre souverain entre tous, on se disait qu’il ne devait s’agir que d’une fatigue passagère ou mieux, d’une sage volonté d’économiser ses forces en vue d’une seconde partie encore plus exigeante que la première. Appelé à la rescousse durant l’entracte, Arnold Rawls, comme souvent en de pareils cas, a le mérite de sauver une représentation qui sans ténor aurait dû s’arrêter là. Le public lui manifeste bruyamment sa reconnaissance à l’issue d’un « Di quelle pira » dont on saluera la longueur de l’unique contre-ut, brandi comme un bâton de victoire.
Ce changement d’affiche en milieu de soirée n’est pas sans influer sur le cours de la représentation. Conçue autour d’un dispositif circulaire qui en pivotant permet les changements de tableaux à vue, la mise en scène de David McVicar joue la carte d’une Espagne obscure et violente. Le champ de supplices qui tient lieu de décor, le rideau de scène sur lequel est représenté un détail d’une peinture de Goya (Le pèlerinage vers San Isidro) avec ses visages déformés par la colère et la douleur, ne laissent pas de doute quant à la férocité d’un univers qui puise son inspiration à la source. C’est en effet bien plus au Trovador farouche de Guttiérez qu’au Trovatore risorgimental de Cammarano que l’on pense au fur et à mesure que se succèdent les différents tableaux. Impression renforcée par la chorégraphie virtuose imaginée par Leah Hausman à l’intention des choristes et figurants. On bouge, on se bouscule, on se bagarre beaucoup, sans que ces excès de mouvements ne viennent distraire l’attention, ni mettre en péril la belle homogénéité des chœurs. Durant la première partie, les chanteurs se jettent dans cette scénographie sauvage comme des lions dans une arène. Est-ce un effet de l’annulation de Marcelo Alvarez ? On ne sent pas la même énergie circuler sur scène durant la deuxième partie. Les fauves ont limé leurs griffes et le décor circulaire semble plus d’une fois tourner à vide.
Dommage car le Luna de Dmitri Hvorostovsky vaut d’abord par son magnétisme, la combinaison unique d’un physique dont la blancheur de la chevelure est désormais légendaire et d’un chant plus efficace que raffiné. « Il ballen del suo sorriso » expose une vocalisation parfois sommaire et les limites de l’aigu, avec notamment un Sol à la tenue incertaine. On pourra aussi regretter un manque de mordant mais quelle ligne, quel relief dans l’accent et quelle fierté dans le ton !
Les dames, que ce soit la Leonora de Sondra Radvanovsky ou l’Azucena de Dolora Zajick, frappent d’abord par leur volume sonore : l’impact physique de ces grandes voix est confondant, surtout dans une si vaste salle. La première chante à domicile, son entrée sur scène étant saluée par des applaudissements nourris. Sans se reposer uniquement sur la prodigalité de son instrument, la soprane ne sacrifie jamais nuance ou virtuosité ; elle enthousiasme cependant davantage dans la première partie puis dans le « Miserere » et la cabalette « Tu vedrai che amore in terra » que dans le célébrissime « D’amor sull’ali rosee » qui manque d’un frémissement que ne peut proposer cette voix monumentale.
La mezzo américaine a pour sa part trainé sa bohémienne sur toutes les grandes scènes du monde, et si le timbre manque toujours de moelleux et le trille est désormais hors de portée, la voix reste d’une intégrité impressionnante, du grave sonore efficacement poitriné à l’aigu percutant. Surtout l’interprète ne s’économise pas, osant même des variations inédites aux sommets de sa tessiture.
Marco Armiliato remplace à la baguette James Levine initialement annoncé, le directeur musical du MET ayant préféré se ménager entre deux représentations de la Walkyrie. En parfaite symbiose avec la vision héroïque de la production et les voix réunies pour l’occasion,sa lecture enlevée, mais ne sacrifiant en rien les passages élégiaques, parachève cette soirée verdienne à l’envolée brisée.