Un enthousiasme de stade, à faire trembler l’opéra et briller de joie les visages des interprètes accueille les dernières mesures d’Otello à Marseille. Une voisine à demi-pâmée balbutie des « merci, merci » sans fin, on se sentirait presque coupable d’être un peu plus réservé !
Emmanuelle Favre situe les deux premiers actes du drame dans un lieu indéfini, susceptible par le jeu des éclairages ou l’ajout d’une tenture de changer de destination et d’étendue. En fond de scène deux hautes ouvertures laissent d’abord voir le ciel puis des frondaisons. Des accès latéraux facilitent la circulation de groupes et un escalier donne accès à une balustrade qui surplombe l’espace. C’est ingénieux et fonctionnel, mais les lignes droites, l’aspect métallique et l’allure de bastingage privent ce cadre de tout caractère précis, sans que la manutention de quelques caisses modifie l’impression. Au troisième acte la passerelle a disparu et des piliers massifs s’élèvent entre des parois sombres. Quant au décor de la chambre, au quatrième acte, il relève de la même esthétique impersonnelle ici un rien démesurée. Ce qui est donné à voir, depuis le début, ne montre pas assez ce que l’on sent, ce rétrécissement progressif de l’espace – du quai initial ouvert sur la tempête au huis clos final – qui va de pair avec l’enfermement d’Otello (et par suite de Desdemona) dans sa folie jalouse jusqu’à la clôture définitive.
Ce décor somme toute banal est animé par les lumières de Philippe Grosperrin avec une habileté certaine, même si elle a des limites, par exemple quand les nuages de la tempête défilent alors qu’Otello montre à Desdemona Vénus qui resplendit dans le ciel nocturne. Aucune réserve sérieuse en revanche pour les costumes de Katia Duflot ; on peut les trouver uniformes, dans leurs coupes et leurs camaïeux de couleurs mais la souplesse et le brillant des matières leur donnent le seyant et l’élégance qui caractérisent ses créations. Il n’est jusqu’à la chemise bouffante d’Otello au dernier acte qui ne contribue, en révélant un peu d’embonpoint, à la vérité du personnage.
Nadine Duffaut, parfois tentée de relire les livrets qu’elle met en scène, se montre ici particulièrement respectueuse. Sans doute la pertinence de la présence d’Otello sur la balustrade-passerelle pendant l’ouverture, tandis que tous, lui tournant le dos, scrutent la mer – en l’occurrence la salle – où la tempête ballotte son navire n’est pas d’une évidence aveuglante. Sans doute aurait-on préféré voir Otello et Desdemona embrassés quand il chante « l’extase de cette étreinte » et non à trois mètres l’un de l’autre. Sans doute peut-on penser que la présence d’Emilia aux côtés de Desdemona quand Cassio prie celle-ci d’intervenir en sa faveur risque d’empêcher le soupçon de naître chez Otello. Sans doute peut-on estimer que faire jongler Iago avec le mouchoir qu’il a dérobé, au risque qu’Otello le voie, ne s’imposait pas. Sans doute la démarche d’Emilia dans la dernière scène est-elle excessivement lente et affectée. Mais ce sont des péchés véniels et cette mise en scène ne maltraite l’œuvre à aucun moment.
On en dira autant des chœurs, de l’orchestre et de Friedrich Pleyer. Les uns et les autres sont appliqués, sous la conduite du dernier, à faire de leur mieux. Même si on pourrait souhaiter ici où là un rien de véhémence en plus, la cohésion et le fini des chœurs sont des plus estimables. Dans la fosse le chef autrichien dirige en tenant compte des musiciens dont il dispose ; il en obtient le meilleur, et l’orchestre chante – quand il faut – en évitant laisser-aller ou excès sonores que l’écriture savamment heurtée pourrait engendrer. Comment douter qu’en cela il ne soit fidèle aux intentions de Verdi ?
Car elles sont bien connues, tant par la correspondance du compositeur que par les témoignages de ceux qui ont vécu la préparation de la création. Ainsi sait-on qu’il avait fait travailler chez lui, à Sant ’Agata, l’interprète de Desdemona. Gageons qu’il aurait peu de choses à critiquer chez Inva Mula, peut-être une concentration sur le chef qui prive parfois l’incarnation théâtrale de liberté, mais la vocalité semble lui convenir exactement et c’est d’une voix souple à souhait qu’elle nous caresse aussi bien qu’Otello avant d’exprimer son effroi sans forcer le moins du monde. En revanche, sachant quels conseils Verdi donnait aux interprètes de Iago et d’Otello, on peut se demander s’il aurait goûté sans mélange la débauche de décibels à laquelle se livrent aussi bien Vladimir Galouzine que Seng-Hyoun Ko. Plus de dix ans après son Otello d’Orange, le ténor russe impressionne toujours par sa vaillance, son endurance et son étendue. Que pèsent alors quelques notes engorgées, quelques sonorités nasales, en regard de la performance vocale, qui se double d’une performance d’acteur ? Mais on ne peut s’empêcher de se demander si cette tonitruance est l’expansion irrépressible d’une générosité vocale exceptionnelle ou bien la bride lâchée à des effets sonores au succès garanti, la musicalité faisant quelque peu les frais de cet objectif. Question qui vaut autant pour Seng-Hyoun Ko, dont l’impact vocal est tel qu’on se souvient que Verdi avait pensé intituler son œuvre Iago. Mais des souhaits du maître pour ce personnage, une dominante de mezza voce et quelques éclats, on a exactement l’opposé. C’est impressionnant, saisissant, spectaculaire, mais cette joute semble moins rendre hommage à l’œuvre que flatter certains clichés relatifs à de mauvaises traditions. Du coup le Cassio de Sébastien Droy en paraît injustement affadi et l’Emilia de Doris Lamprecht encore plus dépourvue d’éclat. Mais dans le tumulte des acclamations que pèsent ces réserves ? Manifestement le ténor et le baryton ont visé juste !