Œuvre fondatrice de l’opéra romantique allemand à laquelle Berlioz et Wagner ont rendu hommage, Le Freischütz s’est immédiatement imposé. Si cette intrigue amoureuse dont l’issue dépend d’un concours de tir n’est guère excitante, la partition avec son ouverture équilibrée suivie du grand chœur « Viktoria ! Viktoria ! » « he he he he » séduit d’emblée l’auditeur d’aujourd’hui. Avec de délicieuses arias, duos et ensembles les voix sont servies à merveille et le plaisir auditif se poursuit jusqu’au Finale « Schaut ! O Schaut ! Er Traf Eigne Braut! »
Issu des légendes populaires sous la férule du Malin, ce Singspiel regorge de phénomènes fantastiques : fusils ensorcelés, balles magiques, sombres présages. Selon les didactyles, l’action se déroule, peu après la guerre de trente ans, dans une forêt de Bohême et ses alentours. Transposée à notre époque, mais conservant l’environnement sylvestre, lieu mystérieux et occulte par excellence, la production décalée du sulfureux metteur-en-scène, Calixto Bieito, souvent comparé au cinéaste Quentin Tarantino, tient ses promesses. Dans son interview publiée dans le programme, Bieito ne nous déclare-t-il pas que nous passons notre vie à lutter contre l’animal qui est en nous ? Selon lui, Der Freischütz est une expression artistique de ce combat. Max devient un homme tout nu, traqué et apeuré, Agathe une femelle violée et violentée, Ännchen une sauvageonne allumée et hystérique, Kaspar un alcoolique, paillard et sadique. Sont conviés sur scène : le sang, la boue, le sperme, même l’urine…, le tout dans une atmosphère mi provoc mi ludique où règne la domination masculine. Difficilement justifiable, à moins d’y reconnaître les références revendiquées par le directeur artistique du Barcelona Internacional Teatre : Hieronymus Bosch (l’enfer ?), El Greco (le surnaturel ?), Walt Disney (les bunnies ?), Luis Buñuel (le cochon-acteur déguisé en sanglier ?).
Malgré la mise en scène physiquement éprouvante, le rôle de Max, vocalement bien assumé, est interprété de manière fort touchante par le ténor russe invité Dmitry Golovnin. La plupart des autres chanteurs font partie de la troupe maison. La soprano Bettina Jensen prête à Agathe une voix saine et fraîche ; Ariana Strahl estune Ännchen bien chantante pleine de vivacité. Quant au cruel Kaspar qui a vendu au diable l’âme d’un innocent, à son profit, il est incarné par la basse allemande Jens Larsen, tonitruant et grossier à souhait. Notons aussi la belle prestation de L’Ermite chanté par la basse russe Alexey Tihomirov. Sous la baguette de Patrick Lange, jeune chef d’à peine plus de 30 ans, ancien assistant de Claudio Abbado, l’équilibre entre la fosse et la scène ne laisse rien à désirer ; les chœurs du Komische Oper Berlin s’avèrent remarquables de justesse et d’entrain. Ce bon niveau général des interprètes rattrape les divagations pour le moins contestables de la mise en scène. Quelques « hou… hou…» à la fin du spectacle sont vite couverts par les bravos du public du Komische qui en a vu d’autres. Cerise sur le gâteau pour les étrangers : grâce à un dispositif de traduction au dos du fauteuil devant soi, les dialogues parlés (modernisés et abrégés par Bieito et sa dramaturge Bettina Auer) sont lisibles en trois langues.
Encore trois représentations d’ici la fin de la saison : 29 mars, 4 avril, 6 juillet 2012.