Au moment des saluts, le librettiste Stephen Wadsworth feint d’enlacer une silhouette invisible pour rendre hommage à Leonard Bernstein. On pourra toujours dire que cette création parisienne d’A Quiet Place s’appuie sur une réécriture, il faudra bien admettre que l’ombre et l’esprit du compositeur planent sur toute la représentation. Car si Garth Edwin Sunderland a passé une partie de la dernière décennie à mettre sur pieds une série de réorchestrations, commençant par épurer l’effectif initial (qui, outre une grande formation symphonique, incluait un synthétiseur et une guitare électrique) dans une version chambriste enregistrée pour Decca avant de l’étoffer à nouveau pour mieux l’adapter aux dimensions d’une véritable salle d’opéra, c’est dans le but avoué de restituer la veine originelle d’une œuvre que Bernstein considérait à la fois comme l’une de ses plus personnelles et de ses plus déroutantes.
Pensée comme une suite logique de Trouble in Tahiti, créée à Houston en 1983 puis rejouée à Vienne trois ans plus tard, A Quiet Place nous plonge, en un peu plus d’une heure et demie, au cœur des déchirures à vif et des tentatives de réconciliation maladroites que provoque la mort brutale de Dinah sur son mari, Sam, sur ses enfants, Junior et Dede, et sur François, époux de celle-ci et amant de celui-là. Sérendipité est un mot à la mode : il qualifie bien l’étonnement avec lequel les personnages découvrent, progressivement et douloureusement, qu’ils se connaissent au-delà de ce qu’ils auraient cru possible. Si l’intrigue lorgne vers Tchekhov, la partition, qui n’emprunte au jazz et au bop que pour quelques passages grinçants, semble puiser sa violence chez Copland ou chez le Britten de Peter Grimes, auquel Bernstein reprend l’idée de ces interludes orchestraux incisifs qui séquencent implacablement l’action. Au-dessus d’un tapis orchestral où les cuivres et les percussions dominent, les voix, partagées entre conversation en musique (l’Intermezzo de Strauss parfois n’est pas très loin) et explosions lyriques, n’ont pas de répit ; autant dire que l’équipe a fort à faire pour se hisser à la hauteur du grand homme et de son œuvre.
C’est le cas, d’abord avec Kent Nagano : ancien assistant de Bernstein, avocat acharné de cet opéra, il s’applique à en révéler patiemment l’architecture et les alliages. Pas une mesure qui ne fasse progresser l’action, pas une nuance qui ne sous-entende une tension : son travail, passionnant, peut compter sur un Orchestre de l’Opéra particulièrement engagé. C’est le cas, ensuite, de Krzysztof Warlikowski : et si Iphigénie, Médée, Emilia Marty à l’opéra, et si Blanche Dubois et Phèdre au théâtre, n’avaient été que les répétitions générales (et parfois glorieuses) menant à cette Dede – et à cette Dinah, présente sur scène via une actrice muette ? Tout ce qui pouvait ressembler, ici ou là, à des tics ou à des procédés, de décors sanitaires en figurants callipyges, trouve dans cette production un langage fluide, une expression naturelle. Le lourd passif qui relie les personnages autant qu’il les divise, les impulsions qui séparent les corps avant de les rapprocher, jusqu’à cette maison hétéroclite, à la fois réconfortante et effrayante, tout cela respire l’évidence. Comme si brusquement, après avoir su discourir sans trop d’accent dans une foule de dialectes différents, Warlikowski acceptait de nous parler simplement dans sa langue natale.
Enfin, ce n’est pas le moindre mérite du chef et du metteur en scène que de sublimer une fantastique distribution. La première partie de l’œuvre, consacrée aux funérailles de Dinah, fait défiler une foule de seconds rôles hauts en couleur, façon Gianni Schicchi ; parmi ces silhouettes singulières, on retient notamment la Susie d’Hélène Schneiderman, le psychiatre de Loïc Félix ou le directeur de la chambre mortuaire campé par Colin Judson. Veuf tout en frustrations rentrées qui se laisse peu à peu submerger par sa tristesse, Russell Braun bouleverse, tout comme la Dede de Claudia Boyle fascine, chez elle sur le moindre recoin du vaste plateau de Garnier comme dans tous les grands écarts d’une écriture à l’ambitus assassin. Le Junior percutant de Gordon Bintner, colosse aux pieds d’argiles qui fend un peu plus le cœur à chaque nouvelle provocation, et le François de Frédéric Antoun, dont le timbre suave dissimule un personnage qui ne fait que gagner en autorité, couronnent un quatuor de protagonistes inoubliable. A Quiet Place mérite de figurer au répertoire des grandes maisons d’opéra : qui prendra son tour ?