Le centenaire de la disparition de Gustav Mahler est prétexte à mille et une gâteries : ainsi, le Théâtre des Champs Elysées nous proposait l’autre soir une version peu courante de la symphonie de lieder Le Chant de la Terre, avec ténor et baryton, chanté par ce grand mahlérien qu’est Thomas Hampson.
Cette œuvre synthèse entre deux genres aussi inconciliables en apparence que le lied et la symphonie, requiert de la part de ses interprètes habileté et adresse à plus d’un titre. La simplicité et la spontanéité apparentes du discours recouvrent des procédés techniques complexes. Pour les solistes, il s’agit de conjuguer l’intimité et la délicatesse d’une voix de chambriste avec la puissance requise par l’accompagnement d’un grand orchestre. La voix est étroitement imbriquée aux instruments, chacun prenant et rendant sans cesse la parole à l’autre. Pour l’orchestre, l’une des grandes difficultés réside dans l’alternance entre des masses symphoniques puissantes et un matériau mélodique rare et dépouillé, exigeant d’autant plus d’ingéniosité et de rigueur dans la direction, qu’il s’accompagne d’une absence fréquente de basses et d’une indépendance presque complète des lignes, sur le plan rythmique autant que mélodique. A cela s’ajoutent les changements fréquents de chiffrages : 3/2, 4/3, 6/4, 5/2, 5/8 exigeant du chef une rare maîtrise.
Philippe Jordan, actuel directeur musical de l’Opéra de Paris a choisi de relever le défi en dirigeant le Gustav Mahler Jugenorchester. S’il s’était agi d’un orchestre de professionnels aguerris, nous aurions regretté le manque de lisibilité et de hardiesse dans les jeux hétérophoniques, notamment dans les premiers et dernier mouvements. Nous aurions souhaité plus de justesse du côté de l’harmonie, plus de rondeur dans le son des cors et des trombones, plus de précision dans les trilles, de la flute et du piccolo, plus de douceur dans les chants. Mais s’agissant d’un orchestre de jeunes et talentueux musiciens, nous avons apprécié la belle cohérence des pupitres et la couleur qui se dégage des 3e et 4e mouvements. Nous avons particulièrement gouté la qualité des bois et des cordes et le beau solo de violon de Diana Tischenko dans le Der Trunkene im Frühling.
Aux côtés de l’orchestre, Thomas Hampson est égal à lui-même. Hormis peut-être dans le deuxième mouvement où le tempo exagérément lent semble contraindre le baryton à des effets quelque peu artificiels. En revanche, dans le 4e mouvement, le phrasé est remarquable, l’accelerando si périlleux admirablement maîtrisé, et la coda, transparente et dépouillée, fait réapparaître l’admirable mélodiste bien connu. Pourtant, il faudra attendre la longue marche funèbre de l’Adieu pour que la voix, sobre et dépouillée, s’insère véritablement dans le tissu orchestral. C’est alors que l’on perçoit véritablement les affinités qui existent entre l’art du baryton et la musique de Mahler. Quel dommage que cette révélation intervienne un peu tard.
Le ténor Burkhard Fritz fait quant à lui ses débuts dans l’œuvre de Mahler. Habitué des rôles wagnériens, il possède à la fois l’aigu éclatant et le volume suffisant pour les grands tutti du « Chant à boire de la Douleur de la Terre » et la délicatesse nécessaire aux deux autres mouvements. L’expérience aidant, on lui souhaite de gagner en audace pour véritablement mettre en valeur toute l’ingéniosité harmonique de l’écriture mahlérienne.