Dans cette nouvelle production de Don Pasquale, la mise en scène met justement en évidence dès l’ouverture le rôle de deus ex machina dévolu au docteur Malatesta, le cerveau de la machination. Stéphane Roche en fait le chef d’une bande qui lui obéit au doigt et à l’œil, machinistes débloquant le décor de la demeure surannée du vieillard ou – on le comprendra au final – voleurs de rue empêchant le départ d’Ernesto en lui volant sa Vespa et que l’on verra défiler plus tard, porteurs de pièces détachées et des effets dérobés au jeune homme, sous la lampe inquisitrice de Don Pasquale cherchant à coincer le soupirant nocturne de Sofronia. Cette Invention pertinente fait regretter que l’analyse n’ait pas été poussée davantage. Interpréter le célibat de Don Pasquale comme la preuve d’un attachement oedipien à sa mère, pourquoi pas ? Mais à part le montrer cramponné au portrait de la défunte cela ne mène nulle part. En revanche n’y gagnerait-on pas à éclaircir les liens entre Malatesta et Norina ? Leur complicité dans le crime – si l’on peut ainsi dire- ne suggère-t-elle pas une intimité étroite et ancienne que leur entrevue du premier acte pourrait révéler ? Et si Don Pasquale semble être le dindon de la farce, la véritable dupe n’est-elle pas Ernesto, qui croit Norina honorable et vertueuse, alors qu’elle se peint sans se flatter en cousine de la cynique Despina, ce que confirme la part active qu’elle prend à la mystification ? Montrer Malatesta en gloire au final aurait poussé la logique jusqu’au bout. C’est donc un sentiment d’inaccompli que nous laisse le spectacle. Par ailleurs les gags nous semblent, comme souvent, relever d’une défiance étrange dans les vertus comiques intrinsèques du livret et de la musique, mais ils sont remarquablement insérés dans l’action.
Sur le plan visuel la transposition à la fin des années 50 donne loisir à Bruno de Lavenère et Coralie Sanvoisin de créer des éléments de décor et des costumes diversement évocateurs. Globalement réussi l’intérieur bourgeois, solennel et poussiéreux de la demeure du vieil homme, purgée au troisième acte des tableaux, tentures et autres draperies, au profit d’accessoires décoratifs à vocation d’œuvres d’art moderne, certaines à la symbolique pesante – corne du rhinocéros, clou géant. Peu séduisant l’intérieur op’art de Norina. Réussie l’atmosphère de rue avec le musicien et le néon éclairant l’affiche de La dolce vita. Discutable le bouquet d’arbres qui représente le bosquet au troisième acte : les trois pins pouvaient être un clin d’œil à Ottorino Respighi, mais ils ont tout l’air d’être de Kyoto, et le rideau brillant du fond de scène renforce l’impression orientalisante. Pour les costumes, si ceux de la « bande » des vitelloni sont pur jus années 50, les livrées des nouveaux domestiques les font ressembler, entre tee-shirts, salopettes et couleurs, aux employés d’une jardinerie. Le hiatus entre réalisme et fantaisie était-il nécessaire ?
Sur le plan musical et vocal, il n’y a pas lieu de parler de hiatus ni même de dissonance, mais peut-on pour autant parler d’accord parfait ? La représentation commence par une ouverture modelée, voire ciselée par Paolo Olmi et soigneusement exécutée à l’orchestre. On s’attend à une interprétation qui ira crescendo vers le brillant et nous portera à savourer avec délices ce bijou qu’est Don Pasquale, où l’invention du compositeur transcende un livret des plus conventionnels. Les intentions et les procédés de Donizetti, dont le programme de salle propose une étude remarquable signée Michel Lehmann, sont scrupuleusement mis en lumière. Et pourtant on reste à la lisière sans jamais franchir le seuil du transport. Est-ce l’effet sur les artistes, musiciens et chanteurs, d’une semaine de travail particulièrement intense ? Celui d’une représentation d’après-midi ? La fatigue explique-t-elle de menus décalages sur le plateau? Globalement satisfaisant il donne le change sans exalter. Juan Francesco Gatell est un Ernesto très crédible, physiquement et vocalement, même si l’extrême aigu semble ce jour moins facile que dans nos souvenirs. Jennifer Black a l’énergie et l’étendue nécessaires à sa composition de mégère, et assez de rondeur et de souplesse pour la romance, mais comme a minima, et l’on devine une tension dans le suraigu. Dario Solari campe un Malatesta des plus crédibles car sa (relative) jeunesse le situe du côté d’Ernesto et de Norina. La voix est ferme, presque un peu trop parfois car le personnage doit se montrer insinuant, et la tenue scénique des plus convaincantes. Le rôle de Don Pasquale pose un problème difficile : Malatesta et Norina le voient vieux et décrépit (comme Mr. Burns dans Les Simpson ?) mais lui se voit solide et bien portant, et il doit être vocalement assez jeune pour tenir la distance et faire un sort au morceau de bravoure qu’est le duo avec Malatesta au troisième acte. Cette condition, Roberto Scandiuzzi la remplit, et comment ! Mais il nous est difficile de voir dans ce chanteur en pleine force de l’âge et au sourire si juvénile le grand-père que Norina veut envoyer se coucher. Cela n’enlève évidemment rien à l’impact d’une prestation hors du commun où le métier supplée magistralement à l’enthousiasme. Auprès des solistes, le chœur réussit ses deux scènes, celle où il est divisé en voix et celle où son chant à l’unisson a le mordant des prédateurs à l’œuvre. Mention spéciale au comédien qui interprète le rôle muet du majordome. Il est salué du reste par des ovations, comme l’ensemble du plateau, chef et metteur en scène compris. Pour communicative qu’elle soit, cette jubilation ne parvient pas à dissiper notre sentiment d’être passé près, mais néanmoins à côté, d’une réussite incontestable.