Là ou certains – certaines – avancent d’instinct, Joyce Di Donato a choisi de ne rien laisser au hasard. Le sérieux, la détermination ont façonné la carrière que l’on connait, envers et contre une voix qui, au départ, pouvait sembler manquer d’atouts : un timbre lisse, sans caractère particulier, une tessiture hybride que la mezzo-soprano a su contrebalancer par un engagement et une technique hors pair, forgée sur l’enclume du Bel Canto. Cet effort d’application et une approche volontairement intellectuelle ont pu parfois nuire à certains de ses enregistrements (on pense aux limites de Colbran, the Muse ou à Pasion! qui renvoyait de l’Espagne une image trop soignée). Ce sont ces mêmes caractéristiques qui ont dicté la composition du programme de ce récital parisien, envisagé selon deux axes : Gluck et Diva-Divo, son prochain enregistrement, un disque concept qui confronte les personnages d’une même œuvre mise en musique par différents compositeurs. A Chérubin répond Suzanne, au Sesto de Gluck la Vittellia de Mozart, à Orphée revu par Berlioz, l’Eurydice d’Offenbach, etc. L’idée est séduisante sur le papier, et peut-être aussi en CD (« sortie prévue en janvier 2011 » glisse au moment des saluts Joyce DiDonato). Au concert, le principe, en juxtaposant des climats différents, entrave le déroulement naturel d’un récital placé sous le signe de la voix, qui demande un autre dosage dans les effets et dans l’émotion. D’autant que cette belle logique est dérangée par l’intrusion de la Sinfonietta de Poulenc totalement hors sujet, qui plus est tranchée en deux comme un petit pain dans lequel on aurait fourré un hamburger – Mozart en l’occurrence (après la junk food, le junk programme ?). De là vient peut-être au final un enthousiasme moindre quand, d’un point de vue musical, les réserves sont minimes.
Kazushi Ono et l’Orchestre de l’opéra de Lyon exposent effectivement le meilleur d’eux-mêmes dans la Sinfonietta de Poulenc (ce qui était, on suppose, le but de la manipulation). Précision, élégance, couleurs, transparence sans sombrer, sous prétexte de clarté, dans l’anorexie. Gluck correspond moins à leur univers. L’air de Sesto « Se mai senti spirarti sul volto », plus connu dans sa version française « Ô malheureuse Iphigénie », déroule ses volutes avec une impression de paresse que le souvenir nerveux d’ensembles baroques amplifie. L’ouverture de Beatrice et Benedict se grise de volume (les cuivres !). Mais rares sont les récitals qui bénéficient d’une telle qualité dans l’accompagnement musical.
Dans une tenue sobre – pantalon et tunique noire –, Joyce DiDonato se présente à l’apogée de ses moyens. En témoigne, à la fin du programme, un rondo de La Cenerentola où la mezzo-soprano s’affirme aujourd’hui sans rivale : la pyrotechnie remarquable évidemment mais plus encore, le ton, ce mélange d’allégresse et de modestie si difficile à inventer chez Angelina. Fatiguée (elle avoue, avant d’entamer le seul bis de la soirée que les séances d’enregistrement de Diva-Divo l’ont épuisée), elle trouve cependant à chaque fois cette force de conviction qui fait le prix de son chant. A cet égard, les récitatifs s’avèrent supérieurs aux airs. Chez Mozart, en tout cas, où en quelques mesures le personnage est tracé. Un trait ferme, une consonne mordue, une inflexion et un visage se dessine, frappant. Si la ligne demeure souveraine, l’art des nuances consommé, tout n’est pas égal cependant. Entre féminin et masculin, qu’il nous soit permis de faire un choix : la sensualité fougueuse de Cherubin plus que celle, suffocante, de Susanna ; un Orphée bravache mieux qu’une Eurydice apeurée ; l’égarement de Sesto bien davantage que l’héroïsme de Vittellia. Cette dernière dévoile d’ailleurs le point faible d’un chant qui semblerait sinon sans faille : le registre grave. Les « veggo la morte » dépressifs du rondo « Non piu di fiori » sont définitivement hors de portée. Joyce DiDonato n’est ni un soprano dramatique, ni une colorature. C’est pourquoi l’on cherchera en vain dans l’extrait d’Orphée aux enfers la légèreté d’Eurydice, qui est pourtant l’essence même du rôle. Beaucoup plus ensorcelant, en dépit d’un grave toujours moins probant que l’aigu, « Amour viens rendre à mon âme » et ses vocalises à nu dans lesquelles la cantatrice jette tous ses feux. Le triomphe de la soirée assurément, malgré la magie du « Non piu mesta », malgré ce « Parto, ma tu ben mio » offert en bis, qui lui convient beaucoup mieux que Vittelia, et qui permet de refermer la soirée à propos, tout en restant fidèle à son concept. Le Sesto de Mozart tend la main au Sesto de Gluck, le premier moins alangui et plus connu que le second. Joyce DiDonato le sait : il n’y a pas de hasard.