Aïda, fresque monumentale ou drame intimiste ? C’est généralement sur cet épineux problème que les metteurs en scène d’opéras se cassent la tête. Monsieur David Mc Vicar, à priori trop préoccupé à vouloir défrayer la chronique et faire « différent », ne semble pas trop s’être intéressé à la question. Pour faire court, sa vision d’Aïda est tout simplement une insulte à Verdi, au public et aux chanteurs en nous offrant là une des productions les plus absurdes et laides qu’il nous ait été donnée de voir sur scène !
Pour commencer, où sommes nous ? Faisant fi de tout enracinement spatio-temporel, le célèbre écossais se complaît à brouiller les pistes et à nous balader, au gré de son humeur fantaisiste, aux quatre coins du globe en des temps divers, au travers de scènes gore à souhait. Nulle trace ici de l’ancienne Egypte, nulle pyramide ou autre sphinx. Tout ce que l’on comprend est que nous nous trouvons en face d’un monde barbare, une théocratie basée sur le sacrifice humain. Ainsi, quand il est décidé que Radamès sera celui qui conduira les troupes égyptiennes contre l‘ennemi éthiopien, huit jeunes hommes quasi nus sont étripés par des prêtresses aux seins nus qui, une fois leur besogne achevée, se couvrent du sang de leurs victimes…badigeonnant ensuite allègrement notre héros, afin que tout se passe bien pour lui. Quand il revient de sa mission, un roi décrépit, évoquant Titurel, le reçoit avec force honneur, c’est-à-dire avec les cadavres décomposés et momifiés des hommes pré-trucidés qui ont eu d’autant plus le temps de sécher qu’ils sont pendus par les pieds au dessus du trône, tels des jambons serrano … Par bonheur, le dispositif scénique sombre de Jean Marc Puissant tout autant que les lumières plus que tamisées de Jennifer Tipton nous laissent à peine apercevoir tout cela, tant la scène est plongée dans une quasi obscurité trois heures durant…
Quant aux costumes, signés Moritz Junge, ils visent eux à l‘ « intercivilisationnel», sans aucun rapport avec l’histoire…ni même avec le reste de la production. Diverses traditions et civilisations de l’histoire de l’humanité sont ainsi conviées dans un joyeux fatras : Radamès et ses acolytes guerriers portent des tenues de samouraïs moyenâgeux, les suivantes d’Amnéris de hautes perruques élaborées typiquement assyriennes et les prêtres du I sont grimés en indiens d’Amérique du nord tandis que ceux du III le sont en druides gaulois !
Soulignons que le public a violemment sanctionné la mise en scène à l’issue de la représentation.1
Heureusement, côté fosse autant que plateau, le bonheur est là total, d’autant plus goûté qu’il fallait un sacré métier de la part des protagonistes – autant qu’une sacrée patience de la part du public- pour s’abstraire du non-sens et de la laideur de cet improbable fatras dramaturgique.
Dans le rôle de Radamès, le jeune ténor canarien Jorge de Leon – remplaçant Marcelo Alvarez initialement annoncé – est une révélation. D’une santé vocale éclatante dès son redoutable air d’entrée « Celeste Aïda », la beauté du chant se fait de plus en plus irrésistible tout au long de la soirée. D’un héroïsme vocal et d’un rayonnement sensible inouïs, le chanteur a su couler dans un même bonheur la tendresse de l’amant et la virilité martiale du guerrier. Le duo d’amour au IV a comblé l’auditoire, avec notamment des pianissimi impalpables, faisant de ce Liebestod italien le moment le plus « jouissif » de la soirée. Pour sûr, un vrai talent à suivre.
Le soprano chinois Hui He, véritable lirico spinto, incarne une magnifique esclave éthiopienne. Dotée d’une voix ample, puissante, aux aigus souverains, elle est également capable de subtilités et de raffinements qui en font une Aida de grande classe. D’une belle présence en scène, elle émeut dans l’air du Nil, le fameux et redoutable « O patria mia », couronné d’un contre-ut superbement distillé. Daniela Barcellona chantait, elle, sa première Amnéris. Si nous étions dubitatif quant à cette prise de rôle, force est de constater qu’elle en possède effectivement tous les moyens, bien que très éloignés de ceux du répertoire rossinien auquel on l’associe immédiatement. Grâce à la somptuosité des graves, à l’autorité des accents, au capiteux du timbre et à la fulgurance des aigus, elle fait sans difficulté de la fille de pharaon le personnage central de l’opéra. Superbe comédienne, elle sait utiliser son corps, même immobile, pour signifier chaque pensée, chaque sentiment qui l’habite. La scène du jugement du IV avec ces fameuses imprécations « sacerdoti, compiste un delitto » a fait délirer le public, lui valant, au moment des saluts, un second triomphe amplement mérité.
Le rôle d’Amonasro trouve dans Marco Vratogna un interprète de très bonne tenue. Il offre ainsi un portrait empreint de noblesse du roi captif, néanmoins prêt à bondir sur ses geôliers comme un fauve en cage, mais sans les accents véristes avec lesquels nombre de ses collègues défigure, en le caricaturant, ce personnage. La production se paye un Ramfis de luxe en la personne de Stephen Milling . La basse danoise en impose avec la profondeur de ses graves sans parler de la beauté du timbre. Marco Spotti incarne un roi plus effacé avec un certain manque d’assise dans le bas registre.
Une autre bien belle surprise vient de la fosse, où officie le chef israélien Omer Wellber. Ce n’est pas sans raison qu’il prendra les rênes de l’Orchestre de la Comunitat Valenciana, à la suite de Lorin Maazel dont le contrat expire à la fin de la saison. Ce tout jeune chef de 29 ans réussit l’exploit de tenir l’effectif orchestral dans une stricte cohésion, veillant à ne jamais « noyer » les solistes sous la masse sonore dans les finales du I et du II. Il parvient surtout a faire vibrer son instrument dans les moments d’intimité avec beaucoup de sensibilité, à commencer par un prélude tout empreint de quiétude et de poésie qui a imposé à l’audience un silence que l’on qualifiera de religieux.
1 …qui a dû se passer de la présence de Mc Vicar lors de la Première, ulcéré de ce que Mme Helga Schmidt, intendante du Palau, l’ait obligé à supprimer une scène de lesbianisme (!) à laquelle il tenait, lors d’une scène de ballet.