Comment ne pas se réjouir de cette nouvelle production de Thaïs à l’Opéra de Toulon, qu’on pourrait croire née de l’actualité ? Comme Alexandrie jadis nous avons nos courtisanes et quand Zahya fait la une des magazines ne peut-on rêver d’un parcours qui de la conversion et du repentir mènerait à la sainteté ? Certes il faudrait que Zahya trouve son Athanaël, mais les pères-la-vertu ne manquent pas plus aujourd’hui qu’hier ! Car si Thaïs donne son titre à l’opéra, comme dans le roman d’Anatole France, l’intégriste qui s’arroge le droit de « sauver » (y compris par la menace et la coercition) la fille perdue est bien le moteur de l’histoire, et malheureusement un acteur fréquent de nos faits divers.
A cette actualité thématique ou à son contexte antique, Jean-Louis Pichon et son équipe préfèrent l’époque de la création de l’opéra, comme l’indiquent et le Sacré Cœur plaqué sur les aubes des moines, semblable à celui du Père de Foucauld, et les costumes très soignés et fort seyants conçus par Frédéric Pineau pour les fêtards alexandrins, où plumes d’autruches et fracs font bon ménage et où Nicias devient un bey en tenue d’apparat que Cavafy aurait pu connaître. Les décors d’ Alexandre Heyraud, eux aussi très soignés, varient d’un tableau à l’autre par des précipités. Ils vont du minimalisme pour les scènes au désert, à l’expressionisme pour Alexandrie, avec hôtel particulier, majordome et une chambre meublée dernier cri.
Mais ce dernier parti pris tend à engoncer Thaïs dans les fastes bourgeois, à en faire une sorte de Violetta, à la couler dans un moule inapproprié. Même si le livret de Louis Gallet a escamoté beaucoup du roman, Thaïs n’est pas une banale horizontale, elle reste une danseuse de Vénus, et son activité – la prostitution sacrée – tient du sacerdoce. Evidemment on ne perçoit plus rien de cet aspect dans la demi-mondaine lancée qui nous est montrée, d’autant que la chorégraphie d’Erick Margouet chargée de représenter les visions érotiques d’Athanaël et d’illustrer le ballet ne s’éloigne pas d’un académisme peu suggestif. Académisme : le mot est lâché, qu’appellent aussi les compositions d’ensemble où la disposition des personnages, les couleurs, les attitudes, soulignées par la séduction des éclairages de Michel Theuil, sont autant de tableaux où Puvis de Chavannes encadre Gervex et dont la scène finale, censée être une assomption, constitue le couronnement saint-sulpicien. Ce parti pris esthétique a sa cohérence, mais s’accorde-t-il vraiment à la musique ?
En fait, entre le réalisme auquel renvoient maints détails – la mallette et l’ombrelle de Thaïs lorsqu’elle part au désert – et ces images figées, fût-ce fugitivement, la conception du spectacle est pour nous en dissonance avec la partition de Massenet, que parcourent sans trêve les palpitations de la vie, sur fond d’aspirations à l’au-delà. Des oscillations lentes de la retraite des cénobites aux agitations colorées de la cosmopolite Alexandrie, de la quête spirituelle des moines au désarroi de la femme menacée par les outrages du temps, de l’élan missionnaire à la fougue jalouse, de la lucidité amère au désir désespéré, c’est une mer dont la houle ondule au gré des sentiments des personnages, épousant avec une admirable souplesse les moindres replis du texte jusqu’à donner l’illusion d’épanchements naturels, tant la mélodie et l’orchestration semblent couler de source.
Cette ductilité caressante, l’orchestre de l’Opéra de Toulon la restitue, avec une application et un soin qui ravissent, et la Méditation, où brille le violon de Laurence Monti, n’est qu’un passage délectable dans un ouvrage qui en regorge. Pour son premier Massenet, Giuliano Carella fait fort : sans céder à la tentation des effets possibles, sans grossir les accents ou forcer le pathos, il obtient des musiciens un équilibre presque sans faille entre ferveur et sensualité au résultat enchanteur. Sur scène, le chœur d’entrée séduit aussitôt par l’impression de vérité directe, et tout au long de l’ouvrage les interventions chorales auront la même qualité. Chez les solistes, Christine Solhosse et Guillaume Dussau ont la componction voulue, même s’il manque un peu de puissance et de profondeur pour incarner l’autorité morale ; on s’étonne aussi qu’un maquillage approprié, comme pour Albine, n’en fasse pas le vieux sage qu’est censé être Palémon. Il est vrai qu’une Thaïs brune chante « l’or pur de (ses) cheveux et que le « noir cilice » d’Athanael est une tunique blanche. En pensionnaires de « maison », les mutines Laure Baert et Christine Tocci, sans éblouir, ne détonnent pas. Dominique Moralez enfin est un Nicias élégant mais d’un calibre vocal réduit, ce qui enlève encore du poids à ce personnage privé de passion par le livret.
Dans le rôle d’Athanaël, qu’il avait abordé en 1998, Frank Ferrari déçoit quelque peu. Depuis sa prestation dans le difficile Œdipe d’Enesco on le savait capable d’excellence. Ce 15 octobre, il nous semble mal à l’aise vocalement, avec une entrée forcée qui contraste péniblement avec la musicalité du chœur ; les multiples erreurs sur le texte témoigneront, jusqu’au bout, de la tension du chanteur, vraisemblablement en méforme, jusqu’à paraître parfois emprunté scéniquement, en dépit de son métier solide. Il ira néanmoins jusqu’au bout sans accident, la projection et l’articulation restant de qualité. Sa Thaïs en revanche fait tomber nos craintes ; depuis sa Manon, Ermonela Jaho a fait de gros progrès en français et seules quelques erreurs entachent la prononciation. Sans avoir dans la voix la crème d’autres interprètes, elle a néanmoins les notes du rôle malgré quelques vétilles de justesse ; elle chante sans grossir les effets, faisant la preuve qu’elle peut se discipliner et rester bonne musicienne. En outre sa participation scénique est assez gracieuse pour le personnage et l’incarnation dramatique est juste et convaincante. Une réussite !
Peut-être nous reprochera-t-on de faire la fine bouche devant un spectacle somme toute séduisant, où la partie théâtrale ne trahit pas fondamentalement le livret, où l’aspect vocal donne souvent satisfaction, et où la musique de Massenet a été brillamment servie ? En tout cas, à en juger par la durée des applaudissements aux saluts, il a de beaux jours devant lui !