Le Festival de Musique Ancienne de Bruges (MAfestival) aurait pu jouer la carte de la sécurité en ouvrant sa cinquante et unième édition, dont Les Métamorphoses d’Ovide constituent le fil rouge, avec Acis and Galatea (1718), pièce chérie du public et succès de foule assuré. Or, il lui a préféré Aci, Galatea e Polifemo, un ouvrage nettement moins couru qui vit le jour dix ans plus tôt à Naples. S’il développe le même sujet, par contre, il n’entretient aucun lien musical avec le célèbre mask.
La période italienne de Haendel, si féconde et qui forme un vaste réservoir d’idées où il puisera volontiers tout au long de sa carrière, semble bénéficier d’un regain d’intérêt depuis quelques années et il faut se réjouir qu’après Emmanuelle Haïm, René Jacobs et Fabio Bonizzoni, un chef de la trempe de Giovanni Antonini s’empare de ce joyau emblématique de l’écriture du jeune Saxon : libre, hardie, inventive et colorée.
Si le renouvellement de l’orchestration ne cesse de surprendre, la caractérisation musicale et l’intelligence dramatique, en particulier dans de formidables trios où Polifemo s’oppose violemment aux amants, témoignent davantage encore de la maturité d’un compositeur d’à peine vingt-trois ans. Ce dernier disposait manifestement d’un atout de taille qui a dû stimuler son imagination, mais qui donne aussi des sueurs froides aux producteurs modernes : l’interprète du Cyclope, également à l’affiche d’un opéra de Nicola Fago joué lors des noces du duc d’Alvito pour lesquelles la duchesse de Laurenzana commanda à son secrétaire Nicola Giuvo et au musicien hambourgeois de passage dans la cité parthénopéenne Aci, Galatea et Polifemo. Contrairement aux hypothèses longtemps avancées, il ne s’agissait pas de Giovanni Maria Boschi ni d’Antonio Francesco Carli, qui chanteront plus tard dans ses opéras, mais du prêtre napolitain Antonio Manna. Son rôle, probablement le plus spectaculaire et le plus exigeant jamais conçu par Haendel pour ce type de voix, couvre deux octaves et une quinte (ré 1 – la 3), des sauts d’intervalles vertigineux émaillant l’extraordinaire aria « Fra l’ombre e gli orrori » dont la plus grande basse du XVIIIe siècle, Antonio Montagnana, héritera vingt ans plus tard lors de la création de Sosarme. Ce n’est certainement pas un hasard si, pour sa reprise en 1713, la sérénade fut rebaptisée Polifemo, Galatea ed Aci.
Nous le savions avant de pénétrer dans la salle du Concertgebouw, Christopher Purves n’a plus aujourd’hui les ressources nécessaires pour embrasser la démesure du personnage qui porte en lui l’Etna et nous glacer les sangs : la trame de l’instrument est désormais élimée, la ligne accidentée et le souffle court, la vocalise alentie ; mais – et cela aussi nous le savions – il compose admirablement avec ses moyens, guidé par un sens du théâtre imparable et jubilatoire. Comme Lucifero dans La Resurrezione créée quelques semaines plus tôt à Rome, Polifemo revêt une dimension grotesque que le baryton basse se plaît à souligner, au risque peut être de cabotiner, infléchissant la figure du monstre pour camper un satyre goguenard et fanfaron. Mais que l’extrême grave vienne à se dérober (« Fra l’ombre e gli orrori ») et l’élégance majestueuse, le raffinement de la conduite nous le font aussitôt oublier. Christopher Purves délivre une leçon de style et de théâtre disions-nous, qui force le respect et devrait inspirer les chanteurs en herbe.
Roberta Invernizzi prête au juvénile Aci (seize printemps chez Ovide) un soprano plus corsé que d’ordinaire et surtout une détermination, sinon une pugnacité inattendue, y compris dans les récitatifs, qui nous change des bergers trop placides échappés d’une Arcadie de boudoir. Si la gracieuse aria de paragone « Qui l’augel da pianta in pianta » où le rossignol voltige avec le hautbois manque un peu de lumière et ne tient pas toutes ses promesses, l’artiste sait mourir et sa longue agonie suspendue et sertie de chromatismes (« Verso già l’alma col sangue ») révèle un art consommé et infiniment délectable.
Il faut dire qu’à la tête de son Giardino Armonico, Antonini subtilise un accompagnement autrement frémissant et suggestif que celui de la Risonanza avec qui Roberta Invernizzi enregistrait Aci, Galatea e Polifemo il y a deux ans (Glossa). Dans une partition où la tentation est parfois grande d’enchérir, de multiplier accents, contrastes et coups de griffes (« Precipitoso nel mar che freme »), sinon d’appuyer sur l’accélérateur (« Benché tuoni »), le chef modère ses ardeurs, soigne l’articulation, phrase et respire en parfaite symbiose avec les solistes. Kristina Hammarström ne peut donner à Galatea ce qu’elle ne possède, à savoir la plénitude d’un vrai contralto, mais elle sait jouer en virtuose de ces magnifiques clairs-obscurs qui font tout le prix de son récent album Vivaldi et s’éploient dans le plus sensible des cantabile (« Sforzano a piangere »).