L’annonce de ce concert, dont l’objet était la découverte de compositions dues à Adèle Hugo, était propre à semer le doute : nous étions la veille du premier avril. Ne s’agissait-il pas d’un canular, soigneusement préparé ? Les ingrédients étaient là, une femme musicienne, pour le moins singulière, un nom célèbre, une découverte insolite et son écho.
François Truffaut l’ignorait lorsqu’il tournait Adèle H., avec Isabelle Adjani, en 1975 : la fille cadette de Victor Hugo était compositrice, et il aura fallu attendre 2004 pour que Richard Dubugnon découvre et révèle maintenant ses partitions (*). Très affectée par la disparition de Léopoldine, son aînée de six ans, par la vie sentimentale agitée de ses parents, elle a vingt deux ans lorsqu’elle est contrainte de suivre la tribu dans l’exil du père en 1852. A la brillante vie parisienne succède l’enfermement après l’errance (Bruxelles, Jersey). La dépression, cachée, est bien là. Le piano, dont elle joue remarquablement, est son confident. Elle compose à Guernesey, pour les concerts à Hauteville House, et met en musique les poèmes du père. Elle dessine et peint, aussi. Après des fiançailles sans lendemain, elle rencontre Albert Pinson, lieutenant anglais, qui participe aux séances de spiritisme qu’anime le patriarche. Le militaire la séduit, elle s’en éprend éperdument, au point de le poursuivre vainement au Canada, en 1863, puis à La Barbade. Elle est obsédée, érotomane. « Toute sa conduite est une énigme » déclarera Victor Hugo. C’est le naufrage psychique, qui conduit à l’internement d’Adèle en 1872. Il durera jusqu’à sa mort, en 1915. Recluse dix ans durant l’exil, puis quarante à Suresne, Adèle ne fut-elle pas cette malheureuse captive, que Berlioz empruntera aux Orientales (1828) : « Si je n’étais captive, j’aimerais ce pays, et cette mer plaintive… » ? Nature exaltée, emportée par sa passion, jusqu’à l’engloutissement, Adèle Hugo nous touche, nous interroge, écrasée par la personnalité de son père, broyée par la vie.
Compositrice prometteuse, le répertoire romantique lui était familier. Elle ambitionnait de publier ses mélodies. Ses démarches n’aboutirent pas. A ceci près qu’elle n’illustrait que les poèmes de son père, qui en écrivit ponctuellement à cet effet (L’oiseau passe), on imagine sans peine que les mélodies, dans leur forme originelle, devaient s’apparenter au style des romances, alors à leur apogée. Presque toutes adoptent une forme strophique, sans que la musique se renouvelle, ou varie, pour chaque couplet. Ce qui aurait pu n’être que des scies, rengaines mièvres, pleurnichardes ou prosaïques, comme la mode de la romance en produisait d’abondance, rejoint ce que le genre a produit de mieux. Certes, il y a un monde entre La captive, de Berlioz, que le programme a retenu et Encore à toi. Notre compositrice en devenir n’a pas les outils ni l’expérience de notre génie, mais son lyrisme, son invention ne laissent pas indifférent. En s’imposant la plus grande fidélité à l’écriture du temps, Richard Dubugnon, avec une humilité généreuse, va se faire le meilleur des avocats de cette malheureuse femme. Ses orchestrations, en tous points exemplaires, auraient pu être signées des grands du XIXe siècle, et, sans jamais pasticher Berlioz, en portent cependant la marque.
Le programme, particulièrement à propos, unit Adèle Hugo à Hector Berlioz. Dans le plus beau des écrins, nous découvrirons sept des mélodies découvertes. En effet, Jean-François Verdier, auquel nous devons la conception et la réalisation de cette entreprise, retient deux ouvertures – rarement jouées – et La Captive, suivie de deux extraits parmi les plus célèbres de la Damnation de Faust. L’ouverture des Francs-Juges introduit le concert, magistralement servie par un orchestre dans sa meilleure forme et un chef inspiré. Tout Berlioz est là. On sera moins élogieux pour l’ouverture du Roi Lear, dont l’écriture est de même nature, mais quelque peu bavarde et au souffle moindre. Entre elles, cinq mélodies d’Adèle Hugo, les trois premières confiées à Anaïs Constans, les suivantes à Isabelle Druet. On retiendra le caractère plaisant, séduisant, de ces mélodies simples, d’autant plus faciles à mémoriser que leur orchestration en retient les trois premiers couplets. Nos deux solistes, également investies, soucieuses du texte et de l’expression, partagent aussi les couleurs, l’égalité des registres, malgré leurs tessitures différentes. La progression est soigneusement graduée pour culminer avec « Priez pour les morts ! » intensément dramatique. Après l’entracte et le Roi Lear, Ce que chantait Gavroche, confiée à Anaïs Constans, constitue un sommet. L’amplification orchestrale, le postlude instable, avec un thème directement dérivé de la Marseillaise, lui confèrent une dimension proprement berliozienne. La fin, suspendue, nous prend à la gorge.
La fluidité de L’oiseau passe, sur un poème écrit par le père pour être mis en musique par Adèle, introduit La captive, confiée maintenant à Isabelle Druet. Les trajectoires des deux compositeurs convergent alors. Pleinement investie, la soliste sert son texte et sa mélodie avec un art consommé, d’une voix de grande tragédienne née. L’orchestre, somptueux, aux modelés superbes, toujours attentif au chant, le pare des plus beaux atours. Il en ira de même dans les extraits de la Damnation de Faust. Le merveilleux solo de cor anglais qui introduit « D’amour, l’ardente flamme » prélude à une des plus émouvantes pages de tout le théâtre lyrique. Et sa traduction par l’orchestre Victor Hugo – Franche-Comté et notre admirable mezzo se situe au plus haut sommet. La Marche hongroise va conclure par une progression enthousiaste. Le public, conquis, ne ménage pas ses acclamations et deux très beaux bis le récompenseront, qui réuniront les solistes et l’orchestre (la barcarolle des Contes d’Hoffmann et le duo des fleurs de Lakmé). Besançon, patrie de Victor Hugo, aura ainsi rendu un bel hommage à Adèle Hugo et à son père, servi par son orchestre, qui a indéniablement des gênes berlioziens (**) et deux solistes de haut vol.
(*) Le découvreur, compositeur, ici orchestrateur, a bien voulu répondre à nos questions, et cet entretien fera l’objet d’une publication prochaine.
(**) Un enregistrement est programmé (avec, outre les interprètes de ce soir, Sandrine Piau, Axelle Fanyo, Karine Deshayes, Laurent Naouri, le chœur de l’Opéra de Dijon) qui sortira sous le label Alpha, début 2024. Nous l’attendons avec impatience !