L’univers dramatique du compositeur britannique Thomas Adès est pour le moins hétéroclite. Son premier opéra Powder her face, inspiré d’un fait divers mondain des années 1960, était suivi de La Tempête d’après William Shakespeare. L’Opéra de Paris propose actuellement une nouvelle production de sa troisième œuvre lyrique, The Exterminating Angel, d’après le film éponyme de Luis Buñuel, initialement créée au festival de Salzbourg en 2016. Toutefois, les trois œuvres partagent les sujets de la folie et de la dépendance entre êtres humains.
L’argument de L’Ange exterminateur, chef-d’œuvre du cinéma surréaliste, est aussi simple qu’il est étrange. Après une réception chez l’aristocrate Edmundo de Nobile et son épouse Lucia, les convives n’arrivent plus à sortir de la maison. Se produisent alors de nombreux drames et confrontations entre les protagonistes. Le choix du sujet peut sembler étonnant pour un projet d’opéra : la distribution est nombreuse et les dialogues souvent superficiels. Ce n’est pas le contenu du texte mais sa simple présence et sa forme qui font exister les personnages. Comment Adès et son co-librettiste Tom Cairns se tirent-ils d’affaire ?
L’espace scénique conçu par Anna-Sofia Kirsch est moins claustrophobique que celui du film. Un vaste hall blanc avec du stuc au plafond et une rangée de chaises en velours rouge disposées le long des murs ressemblent davantage à l’église qui, chez Buñuel, n’apparait qu’à la toute fin, s’il n’y avait pas aussi une grande table à manger au centre ainsi qu’un piano à queue. Un garçon traverse la scène, portant des ballons en forme d’agneaux et imitant un bêlement. Ce motif, tout aussi liturgique que les décors, reviendra à plusieurs reprises. C’est le garçon qu’on essaiera en vain d’envoyer dans la maison pour vérifier ce qui arrive à l’assemblée et c’est un agneau qui évitera à celle-ci de mourir de faim. Un tintamarre de cloches est mélangé à l’orchestre qui s’accorde et, une fois de plus, on retrouve cette ambiguïté : est-ce le début d’un spectacle profane ou bien celui d’une messe ? Lorsque l’orchestre entre in medias res, différentes structures disparates s’unifient graduellement pour engendrer des effets cadentiels, feignant des centres tonaux a priori incompatibles. Cette écriture aux perspectives multiples, comme cubiste, s’observe souvent dans la musique d’Adès. D’emblée, les ondes Martenot, instrument électronique, se démarquent du timbre instrumental et font office de symbole sonore de l’Ange et de la barrière invisible qui enfermera les personnages. L’orchestre ne donne ni de commentaire ni d’accompagnement, il forme un inquiétant monde parallèle. Adès explique avoir voulu écrire une opérette sombre, une « horreurette ». En effet, la musique semble épouser par moments l’esprit d’une Chauve-Souris grotesque, tournée en dérision. Le compositeur cite Johann Strauss en élaborant des motifs extraits des valses de ce dernier. Superposés les uns aux autres, ils laissent naître une danse macabre, un divertissement devenu menace, à l’image de La Valse de Maurice Ravel. C’est ce sentiment d’une dernière fête avant la catastrophe, d’une joie hystérique et forcée, qui transpire avant tout dans la partition de l’opéra. Le film de Buñuel avait pour toile de fond la guerre froide et le spectre d’une fin du monde proche, ressenti auquel – hélas – notre société contemporaine ne peut que s’identifier. La proposition d’Adès retient cet aspect et le double d’un acte de refoulement, semblable à La Montagne magique de Thomas Mann dont les protagonistes se livrent à une dernière orgie avant que la Grande Guerre n’éclate.
Parmi les personnages figurent les deux hôtes ainsi que leurs douze invités d’un côté et six domestiques de l’autre. À l’arrivée des convives, des ensembles se forment, des nœuds polyphoniques opposés aux propos plus articulés du personnel. Après le départ de celui-ci et tout au long de la pièce, de différents constellations, associations et solos émergent au sein du groupe des festoyants. Edmundo (Nicky Spence), par exemple, est un puissant ténor non dépourvu d’une pointe de méchanceté. À ses côtés, la Lucía de Jacquelyn Stucker brille avec une voix de soprano claire à la diction distincte. Les deux forment un parfait couple d’hôtes légèrement hautains. Le célèbre Docteur Carlos Conde, interprété par Clive Bayley, exhorte tout le monde à s’en remettre à la raison. Sa basse distinguée, pleine d’inflexions dignes d’un répertoire de lieder, perd cette caractéristique alors qu’il sombre lui-même dans une sorte de folie. Il se voit accaparé par Leonora, souffrante, amoureuse de lui et prétendument vouée à la mort. Hilary Summers incarne ce personnage trouble en couvrant tout le spectre expressif de sa voix de contralto parfois délibérément bouffonesque, notamment lorsqu’elle tombe en proie à un délire de persécution. Le dialogue entre elle et le Docteur est accompagné d’une musique de scène. L’orchestre se tait alors que la pianiste Blanca Delgado se met au piano pour jouer un étrange morceau pseudo-impressionniste qui ne semble émouvoir personne bien que tout le monde l’acclame. Christine Rice campe une femme ambiguë dont l’esprit pétri de doutes se reflète dans sa voix très ronde entre des aigus lyriques et d’impressionnantes virées dans l’extrême grave de sa tessiture. L’autre musicienne de la soirée, la chanteuse Leticia Maynar dont les convives viennent d’apprécier l’interprétation de La Fiancée de Lammermoor – nous restons dans le contexte de la folie –, se voit attribuer une redoutable partie de soprano léger aux aigus scintillants, assumée avec brio par Gloria Tronel. Les amants Eduardo (Filipe Manu) et Beatriz (Amina Edris), tous les deux dotés d’un chaud timbre de bel canto, constituent un élément de vérité et de sincérité porté par trois duos d’amour qui rythment toute l’œuvre et dont le dernier, « Roule ton corps dans le mien », n’est pas sans évoquer l’expressivité de One Hand, One Heart dans West Side Story de Leonard Bernstein.
La situation se dégrade progressivement et lorsque Edmundo se demande « Pourquoi est-ce que personne ne part ? » il est déjà trop tard. Les ondes Martenot décrivent une longue ligne traversant tout l’espace sonore, à la fois signal et anacrouse de la valse macabre. Tout le monde s’apprête à passer la nuit sur place, déclenchant un interlude féroce plongé dans une lumière rouge digne d’un Gustav Holst. C’est à ce moment-là que la musique trahit son origine anglaise, ne pouvant venir que de l’île, à l’image d’un Benjamin Britten ou Peter Maxwell Davies. Au fur et à mesure qu’Adès développe les idées présentées au début de l’œuvre, l’orchestre entre davantage en contact avec le chant, sans toutefois renoncer aux éléments inattendus telle qu’une sauvage mélodie mexicaine aux trompettes ou un solo de guitare espagnole.
Entre-temps, Francisco de Ávila subit une crise nerveuse. Ce rôle de contre-ténor virtuose est maîtrisé à merveille par Anthony Roth Costanzo. Son épouse Sylvia (Claudia Boyle), soprano burlesque et agile, réclame du sang, soutenue par Leticia et Blanca. Le Colonel, joué par Jarrett Ott, à la voix plastique et virile, s’offusque du « camp de gitans » qu’il voit autour de lui. On accuse Edmundo d’être responsable de la situation et veut le sacrifier.
La mise en scène s’illustre par une direction, pour ne pas dire une « orchestration » des personnages très habile. Il convient de ne pas oublier qu’au moins 14 chanteurs sont constamment sur scène. Calixto Bieito crée des collages vivants, reprenant la combinatoire cubiste de la partition, et ce jeu de dés avec des éléments bien distincts les uns des autres contribue largement au succès de l’œuvre. La constellation des personnages sera d’ailleurs cruciale pour la fin de l’opéra. Les lumières de Reinhard Traub fournissent un contrepoint à cela avec des couleurs crues – blanc, rouge, vert – et très peu de mélanges. Si les costumes de d’Ingo Krügler ne sont guère surprenants – tenue de gala pour les convives, uniformes de travail pour les domestiques –, cela s’inscrit dans la réalité de l’œuvre dont le surréalisme réside moins dans l’aspect optique que dans la forme et la dramaturgie.
Les scènes à l’extérieur, qui occupent une place importante dans le film, sont réduites à un passage du Padre Sansón qui souhaite envoyer Yoli (le garçon du début) dans la maison. Ils apparaissent sur la table à manger, baignés d’une lumière verte, tandis qu’un chœur est caché dans le public. Celui-ci entraîne un effet d’ouverture de l’espace qui remplace le changement du lieu prévu par Buñuel.
À la fin, tous les personnages se retrouvent dans la même constellation qu’au début et cette coïncidence semble rompre le sort. Ils peuvent finalement sortir, la scène tourne sur son axe, le garçon réapparaît ; chant, orchestre, cloches et ondes Martenot forment une dense masse sonore sur le texte du Lux alterna liturgique. La scène de l’église, où se reproduit le même phénomène d’enferment, est supprimée, car cet espace est dès le début projeté sur la maison de Nobili. Adès et Bieito n’ont pas non plus besoin des images d’émeute sur lesquelles se termine le film. Les personnages jettent un regard ahuri sur les spectateurs. L’épreuve semble finie, mais en vérité c’est la dernière danse qui vient de prendre fin.
Le soir de la première, le public était particulièrement enthousiaste et on entendait entre autres : « C’était mieux que la création à Salzbourg ! »