Œuvre phare de Francesco Cilea, Adriana Lecouvreur est rarement représentée en dehors des scènes lyriques les plus prestigieuses – New-York, Londres, Milan, Paris enfin en 2015. Seule une soprano de renom dans un théâtre renommé serait-elle en mesure d’assumer les exigences du rôle-titre ? Maison de troupe sans star du box-office, Karlsruhe relève le défi en inscrivant l’ouvrage à son répertoire, mais le temps d’une soirée de gala place en haut de l’affiche deux grands noms de la scène internationale. Les tarifs pour l’occasion ont été plus que doublés, de 25 à 110€, contre 10 à 40€ ordinairement sans pour autant que la billetterie ait été prise d’assaut. Le parterre, clairsemé, accuse le coup.
Comme souvent, les absents auront eu tort. Barbara Frittoli fait partie de ces chanteuses italiennes dont Adriana marque l’aboutissement d’une carrière. Lirico désormais spinto, la voix se déploie dans l’aigu, ample, puissante, avec une projection suffisante dans les registres inférieurs pour rendre intelligible chaque mot de ce qui s’apparente à une conversation en musique. Grande dame par l’accent, la présence et la maîtrise qu’assure seule l’expérience, celle qui fut à New York il n’y a pas si longtemps Elisabetta dans Don Carlo et Mimi dans La Bohème sait doser les effets, user des nuances pour capter l’attention, baisser le volume pour donner l’impression de la confidence, ne pas trop le hausser pour limiter un dangereux vibrato et garder le contrôle du souffle d’un bout à l’autre de la représentation, ou presque. Une respiration manquée lors de « l’umile ancella » rappelle combien fragile est cet équilibre auquel parvient ensuite Barbara Frittoli : le chant, la parole, le geste confondus en une interprétation où l’interprète, compte tenu du rôle, n’a pas d’autre choix qu’être sublime.
© Falk von Traubenberg
Massimo Giordano porte beau Maurizio, non sans un certain machisme qui va de pair avec une séduction toute latine. Le ténor, en proie à un marketing prématuré il y a quelques années, semble avoir repris les marques d’un chant égal dont le timbre n’est désormais plus le seul atout. En trois airs et deux duos, le personnage est brossé, inévitablement falot mais sans à-coup, sans hoquet, sans abus de décibels ou toute autre forme d’histrionisme.
À leurs côtés, si l’on excepte Fredrika Brillembourg dont l’ampleur dramatique de la Princesse de Bouillon dépasse les moyens actuels (et vraisemblablement futurs), la distribution réunie semble un plaidoyer en faveur du système des troupes, aboli en France depuis plusieurs dizaine d’années. De l’abbé poisseux de Klaus Schneider aux comédiens du Français, chacun entre exactement dans son costume vocal et scénique avec une mention particulière au baryton coréen Seung-Gi Jung. Voilà un Michonnet d’une jeunesse insolente, dont les talents d’acteur n’ont pas à pallier les insuffisances de la voix, saine et vigoureuse, sachant cependant ne pas franchir les frontières d’un rôle que l’histoire veut secondaire.
Confiée à Johannes Willig, la direction musicale privilégie le raffinement au lyrisme fougueux qui souvent prévaut dans ce répertoire. À défaut d’impact émotionnel, la musique de Cilea avoue ses multiples références, wagnériennes mais pas seulement, avec au dernier acte, un tissus instrumental dont la transparence témoigne de la qualité tant du chef que de l’orchestre.
La mise en scène enfin de Katharina Thoma est de celle qui irritera les partisans de la tradition. On ne peut cependant lui reprocher de manquer d’esthétisme, d’habilité et d’intelligence. Transposée à notre époque sous prétexte que la musique ne cède jamais à la tentation du rococo, elle prend ses distances avec le livret au dernier acte. Auparavant, le décor en perspective placé sur une tournette favorise les changements de tableaux à vue, avec passage de la scène à la coulisse au premier acte et, au deuxième, du cabinet au salon du Pavillon de la Duclos. Pour rendre moins monstrueuse la Princesse de Bouillon et, par voie de conséquence, plus plausible la rivalité entre les deux femmes, Adriana ne meurt pas empoisonnée par son bouquet de violette mais, devenue vieille se suicide accablée par le poids des souvenirs, son ultime duo avec Maurizio, alors vêtu de blanc comme un ange, prenant la forme d’une transfiguration. A cette entorse à la lettre, on appliquera la chute d’« Une fourmi de dix-huit mètres », un poème de Robert Desnos appris enfant à l’école : « Et pourquoi pas ? ».