Sommes-nous enfin en pleine renaissance Pergolese ? Trop longtemps n’accorda-t-on à un compositeur mort à 26 ans, qu’assez de fulgurance pour avoir, d’un côté eu le génie de composer le Stabat Mater au seuil du trépas et de l’autre, lancé le genre de l’opéra bouffe, encapsulé auparavant dans du pompeux serio conventionnel. Heureusement les efforts d’Ottavio Dantone avaient déjà permis de révéler la grande qualité musicale de l’Olimpiade, du Flaminio ou de cet Adriano in Siria. Salustia et Il Prigionier superbo eurent aussi droit à leur résurrection, et bien que l’on ne compte qu’un récital d’airs lyriques entièrement consacré à Pergolesi, cela suffit pour que l’amateur éclairé comprenne vite l’originalité de ses opéras. Ils jouissent en effet d’une hauteur d’inspiration souvent prodigieuse, d’un charme mélodique immédiat et d’une grande cursivité dramatique. Il faudra attendre trente ans et les premiers succès de Myslivecek pour entendre une musique qui coule avec tant de naturel, telle une source inépuisable. Là où beaucoup de ses contemporains napolitains sacrifient la mélodie sur l’autel de l’ornementation, Pergolese est l’un des rares, avec Porpora, à parfaitement marier les deux. Et ces lamentations animées par la douce mélodie du désespoir, Mozart ne les retrouvera qu’avec sa Clémence de Titus. Saluons donc les efforts de Parnassus Arts, la société de production, et des artistes réunis ce soir-là. Même si ce ne sont pas les représentations scéniques promises, et même si l’absence de surtitres était assez choquante vu le prix des places, cette version de concert nous donne la certitude que le disque promis au printemps prochain se placera sans conteste au sommet de la discographie du compositeur.
Commençons par louer la Capella Cracoviensis dirigée par Jan Tomasz Adamus. Certes, il a fallu du temps avant que soient équilibrés les pupitres (cette ouverture épaisse écrasée par les cors). Certes, les départs furent trop souvent très flous et témoignaient du manque de répétitions depuis l’enregistrement cet été. Mais l’ardeur est là et elle est sans excès tonitruants, confiante dans la qualité de cette musique, la basse continue vrombissante et l’ensemble parfaitement coordonné.
A l’exception de Sofia Fomina qui ne s’est pas beaucoup fatiguée en Aquilio, rôle pas si secondaire que ça puisqu’il justifie que l’empereur Hadrien tarde à revenir à son premier amour, et donc l’action tout entière, tous les chanteurs font leur maximum pour défendre cette partition. A commencer par Artem Krutko : on émet des réserves sur l’intérêt de faire chanter à un contre-ténor un rôle écrit pour une femme, fût-ce un rôle travesti, mais il faut reconnaitre à ce chanteur une puissance phénoménale dans l’aigu et un vrai sens du texte, au prix certes d’un timbre monochrome, exactement comme Yuri Minenko qui chantera ce rôle dans le disque.
Quelques mois après ses Cosroe et Catone en ces mêmes lieux, Juan Sancho continue de chanter les « rois » vengeurs, et cet Osroa nous a semblé plus fin, moins unilatéralement furieux que les autres. Reste que les graves sont inaudibles, que la voix très focalisée manque d’ampleur, mais pas de projection, et que les consonnes sont trop molles à nos oreilles.
La curiosité de Parnassus Arts ne se limite pas au répertoire, elle permet aussi de découvrir des chanteurs quasi-inconnus jusque-là : après Lauren Snouffer dans Siroe, voilà Dilyara Idrisova. Cette jeune soprano russe, à qui manque encore une personnalité dramatique plus affirmée pour animer les récitatifs, nous a épatés par la clarté et l’audace de ses vocalises, la parfaite tenue de sa ligne, et la précision de sa prononciation ; il nous a semblé parfois entendre la jeune Gruberova, la placidité en moins.
Le charme de cet opéra tient aussi au fait que pour une fois la prima donna est une mezzo, et c’est une des meilleures actuelles qui tient le rôle ce soir : Romina Basso. On apprécie toujours autant son traitement maniériste de chaque mot, surtout dans ce rôle très central et peu brillant. Quelle diseuse ! Et ce timbre de velours découpé par une technique belcantiste affutée, même si elle a toujours une propension certaine à bousculer certaines phrases au da capo en sur-ornementant.
Mais il ne faut pas se mentir, comme en 1734, tout le monde est venu pour Farnaspe : Caffarelli hier, Franco Fagioli aujourd’hui. On connait les affinités du contre-ténor argentin avec le grand castrat depuis son récital hommage et l’on est cependant étonné de l’évolution constante d’une voix qui semble avoir encore gagné en puissance dans l’aigu et en consistance dans le grave. Franco Fagioli aborde ce rôle avec une pugnacité qui force le respect et il faut reconnaître que l’on n’avait jamais entendu cela. Tous les sopranos à qui ce rôle a échu jusqu’ici voyaient leur suraigu mis à telle épreuve que le grave était souvent parlé. Ici dès le redoutable « Sul mio cor », Franco Fagioli emporte la mise avec un canto di sbalzo inouï, et ce sans jamais nuire à la précision des vocalises. Revers de la médaille, si les aigus ont gagné en puissance, ils sont aussi plus sifflants qu’autrefois et le chanteur peine à en diminuer la puissance, surtout dans le « Lieto cosi talvolta », air le plus célèbre de la partition où le héros chante en duo avec le rossignol-hautbois, et dont la performance vocale est trop extérieure pour inviter à la rêverie. Cela n’en reste pas moins époustouflant, et Caffarelli lui-même ne versait sans doute pas dans la douce mélancolie pour ce morceau.
En une phrase : vivement la sortie du disque !