Après une folle journée intense et enthousiasmante puis l’enchantement de la version en ballet de The Fairy Queen, le retour à Thiré se fait tout en douceur et sur un petit nuage pour la suite du festival « Dans les jardins de William Christie ». Le sourire béat qui flotte sur les lèvres de nombre de festivaliers est comme un signe de reconnaissance de la féerie vécue la veille et qui infuse doucement. Encore tout émue par les prodigieuses expériences du soir précédent, les paupières un peu lourdes et l’envie de ne pas revenir trop vite à la réalité, le charme continue à opérer, puisque le cadre idyllique des jardins se prête merveilleusement à cette sensation de délicieux flottement. En effet, cet éden classé « Jardin remarquable » permet de se sentir chez soi ou de s’imaginer dans les plus belles réalisations paysagères et musicales des siècles d’or des jardins, avec une vision éclectique qui se concrétise en célébration de la beauté permanente, dans un songe éveillé jouissif. Le menu plaisir de pouvoir folâtrer un peu partout dans ces créations nées de l’imagination fertile et les expériences cumulées du Maître rappelle les injonctions de Titania au début de The Fairy Queen : « sur l’herbe nous nous étendrons, en innocents badinages nous passerons nos jours, ainsi le temps s’écoulera ».
La richesse prolifique des sensations vécues lors du spectacle suffit à nourrir les vagabondages oniriques, mais tout de même, l’envie de parler de ce moment privilégié ne manque pas de nous tarauder en ce début d’après-midi. Cela tombe bien, après l’interview avec William Christie qui apportait de nombreux éclairages sur le projet, un nouvel entretien est prévu avec Paul Agnew, qui, en plus d’avoir dirigé l’orchestre, est avec celui qu’on surnomme affectueusement (mais très respectueusement) Bill, le principal instigateur de ce que nous avons vécu la veille. Détendu et disponible, le codirecteur des Arts florissants nous raconte la genèse du spectacle et nous délecte d’anecdotes, répondant volontiers à toutes les questions. À peine consulte-t-il sa montre de temps à autre, car il doit chanter directement après l’entretien. Heureusement, le Mur des Cyclopes où il se produit n’est qu’à quelques pas de notre table à l’ombre des chênes verts dans le petit bosquet où se trouve la buvette et ce n’est qu’au tout dernier moment qu’il nous abandonne. C’est ensuite au tour de Mourad Merzouki, le formidable chorégraphe qui a transcendé sa mise en scène et dont on n’a pas fini d’entendre parler, de nous accorder un entretien très fécond. Une fois de plus, nous avons manqué les activités de début d’après-midi (visite guidée des jardins, atelier jardin, danse ou chant) et le début des petits concerts. Mais nous arrivons juste à temps au Mur des Cyclopes à 17h pour entendre Paul Agnew qui récidive avec son programme « Awake, Sweet Love » que nous avions entendu la veille et qu’il vient de donner à 16h, juste après notre entretien. Cette fois, pas de trou de mémoire. Tout est déjà bien rodé, quoique nous avons droit à une petite surprise : le trio de la veille est devenu un quatuor. En effet, le génial violoniste Théotime Langlois de Swarte, que nous venons de croiser en famille, s’est joint à Myriam Rignol à la viole de gambe et à l’imperturbable (et formidable) Thomas Dunford au luth. Paul Agnew se dit ravi de cette espèce de jam… On entend donc pour la seconde fois le programme « Awake, sweet Love », où les airs de Dowland trouvent un miroir contemporain avec Cry me a river ou Something des Beatles, titre qui avait d’ailleurs déjà été proposé l’année passée. Et si les airs de Dowland sont servis avec grand art, c’est surtout la mélopée ici sublimée des quatre garçons dans le vent qui fait chavirer le public. Entre deux airs qu’il commente avec sa pédagogie coutumière, Paul Agnew s’amuse de ce que, à un certain moment, toutes les têtes se tournent et les lèvres forment des « oh ! » d’émerveillement, ce qui lui permet de comprendre que les cygnes et leur progéniture sont en train de passer sur la rivière, laissant les musiciens dans une grande solitude. Il sait bien pourtant que ces moments-là sont pure magie et que les oreilles fondent tout comme le cœur des auditeurs… On se dit d’ailleurs que les cygnes s’arrêtent pour mieux écouter, mais non, ils repartent parce que personne ne leur offre la moindre nourriture concrète. Pour en revenir à la musique, malgré les improvisations suscitées par l’arrivée de notre violoniste star qui s’intègre immédiatement à l’ensemble (après tout, ces musiciens se connaissent suffisamment pour réussir ces impros qui n’en sont pas réellement). En tous cas, le programme est maintenant tout à fait maîtrisé et bucolique à souhait, impeccablement exécuté par des virtuoses tout sourires faussement décontractés, diffusant à l’envi toutes sortes d’émotions, dont les plus subtiles.
Changement d’ambiance pour la séquence de 17h30 où il faut aller de l’autre côté du Miroir d’eau, aux confins des jardins, juste après le Pont chinois, dans le Petit bois d’Henry-Claude. Accompagnée de Patrick Oliva et Paul-Marie Beauny aux violons, Magdalena Probe au violoncelle, Sergio Bucheli au théorbe et la géniale Marie-Ange Petit, déjà saluée hier, aux percussions, la soprano Leïla Zlassi a concocté son programme, « Eco d’Italia ! » autour de mélodies populaires de la Renaissance, avec notamment une tarentelle pour laquelle l’énergique chanteuse manque peut-être encore de mordant mais dont elle s’amuse visiblement beaucoup à l’interpréter avec conviction et joie de vivre.
Puis c’est le retour aux Terrasses où curieusement, le même programme est donné que la veille, alors qu’il n’y a pas d’autre choix, contrairement aux trois offres différentes des créneaux précédents. Nous entendons donc à nouveau la Carte blanche laissée à Augusta McKay Lodge, premier violon des Arts florissants, pour la première partie de son Enchanted Forest. La seconde partie sera proposée aux heureux veinards qui participeront au festival en fin de semaine. Là encore, c’est l’opportunité de voir l’évolution d’un programme qui se cisèle petit à petit. Le baryton Hugo Herman-Wilson est toujours aussi crédible dans les extraits de King Arthur, au détail près que, ironie du sort, le « Cold Song » est proposé alors qu’il fait passablement chaud, ce qui oblige les instrumentistes à se réaccorder plusieurs fois.
Après le dîner, on quitte à regret les jardins pour les deux concerts aux chandelles du soir organisés dans un village voisin. Simultanément, sur le Miroir d’eau, on va redonner The Fairy Queen et l’envie est très forte d’y assister encore une fois. Mais dans l’église de Saint-Juire-Champgillon située à quelques kilomètres de là (l’église de Thiré est en travaux actuellement), William Christie et son fidèle assistant musical Emmanuel Resche-Caserta nous proposent « Affetto e affetti », qu’on pourrait traduire en « Tendresse et passions », autour d’un programme où les compositeurs (et compositrices) français et italiens rivalisent de stratagèmes pour exprimer les affects à travers le violon. Le virtuose, à qui on a confié un violon Francesco Ruggeri de 1675 pour une durée de dix ans, paraît un peu absent et très nonchalant. Les sons qu’il réussit cependant à tirer de son instrument n’en sont que plus incroyablement virtuoses, l’air de rien. Le détachement apparent est évidemment un leurre et probablement d’une très grande confiance (et pas seulement en soi). Alternativement à l’orgue ou au clavecin, William Christie est visiblement heureux d’accompagner son complice. En très grande forme, il se met néanmoins en retrait pour mieux valoriser son partenaire. Mais alors qu’il reste deux œuvres au programme et qu’Emmanuel Resche-Caserta s’interrompt assez longuement pour réaccorder son violon, William Christie nous annonce un changement de taille : le Premier concert royal de François Couperin initialement prévu est remplacé par une sonate de Haendel. La raison invoquée : Couperin serait incompatible avec ce qui précédait ! Cette modification inopinée dont les raisons sans doute très pragmatiques soulèvent un murmure de plus en plus sonore dans le public, ce qui a le don d’agacer prodigieusement William Christie. Un rappel à l’ordre par un simple mouvement de tête calme tout le monde et le Maestro, décidément frais comme un gardon, prend le dessus et c’est le violoniste, cette fois-ci, qui le seconde. Face au déferlement de passions qui suit, le public exulte et se voit gratifié d’un bis, la reprise de la Sonate de Corelli déjà entendu, mais avec un accompagnement différent. Nous aurons donc entendu les variantes violon et orgue ainsi que violon et clavecin.
Il est à peine temps de sortir pour profiter du traditionnel chocolat chaud offert par les paroissiens (quoique cette année, on aurait eu tendance à pencher pour un rafraîchissement) qu’il faut déjà revenir dans l’église pour la « Méditation à l’aube de la nuit ». Ce moment privilégié est l’un de nos préférés dans ce festival : le public a droit à un ultime concert aux chandelles (ou plutôt aux cierges) dans l’église, se voyant bercé avant d’aller se mettre au lit pour se préparer à un sommeil réparateur, ce qui fonctionne ! La consigne, d’ordinaire donnée par Paul Agnew, est ici indiquée par un remplaçant, qui préfère les circonvolutions allusives plutôt que de dire franchement qu’il ne faudra pas applaudir au terme du concert afin de prolonger la magie. On retrouve l’extraordinaire Thomas Dunford à l’archiluth pour un programme où Marin Marais et Robert de Visée sont entrelacés à Erik Satie. Le luthiste, comme envoûté, s’enlace littéralement autour de son instrument et nous subjugue par l’élégance de son jeu, aussi beau à l’oreille qu’à l’œil. L’une de ses positions favorites nous rappelle celle de L’Angelot jouant du luth du peintre Rosso Fiorentino. Les sons que nous entendons ne doivent pas être bien éloignés de ceux produits par l’ange concertiste… Nous sommes littéralement bordés et prêts à aller nous endormir quand, contrairement aux règles élémentaires du festival, quelques béotiens se mettent à applaudir à tout rompre, très vite calmés par les réactions outrées de leurs voisins. Ce petit couac ne parvient tout de même pas à rompre le charme.
Et voilà, c’est déjà fini. La parenthèse enchantée s’achève et il faut retourner à la vie quotidienne. Mais pour l’heure, le festival se poursuit notamment avec la reprise de Titon et l’Aurore de Mondonville sur le plan d’eau et ne s’achèvera que samedi 26 août. Ce même jour, la clôture du festival verra l’inauguration de la Salle de Bal et de l’ancien Café, des bâtiments dont la restauration vient de se terminer. Ils serviront à l’année notamment de lieu de répétition et de loges pour les artistes. Le grand œuvre de William Christie continue à prendre forme ; les jardins s’étendent et se complètent tout en s’intégrant dans le village. Les maisons abandonnées deviennent petit à petit un quartier des artistes accueillant dans des conditions toujours plus adaptées la pépinière de talents qui y éclosent chaque année au sein du Jardin des Voix. La restauration de ces bâtisses se fait dans le respect de la tradition rurale caractéristique de la région. Longue vie à notre passeur, dont la prochaine saison comprend trois productions lyriques emblématiques des Arts florissants : Ariodante, Médée et notre Fairy Queen en tournée qu’il dirigera, rien que ça…