Depuis bientôt 150 ans, Aïda est ballotée entre des productions archéologiques genre péplum, des dérives pseudo-esthétiques ou des transpositions plus ou moins hasardeuses dans les époques et les situations les plus diverses. C’est dire combien à la Scala, après le règne de Franco Zeffirelli* et de ses productions de 1963 et de 2006, la nouvelle réalisation de Peter Stein était attendue. Choix audacieux du nouveau Surintendant de la Scala, Alexander Pereira, qu’il qualifie lui-même avec humour de « suicidaire », alors qu’il est déjà quasiment limogé. En effet, alors que toutes les représentations zeffiréliennes d’Aïda depuis 1963 ont toujours été baignées dans le spectaculaire et le clinquant, la production de Peter Stein est au contraire quasi « minimaliste ». Le contraste avec les années passées est donc immense, et pourtant le public milanais confronté à cette Aïda qui marquera sans doute l’histoire de la Scala, ne semble pas exprimer de réprobation, mais ne lui fait pas non plus un triomphe..
Sans être annoncée comme telle, cette « nouvelle production » est en fait une reprise avec quelques modifications de celle produite par le théâtre Stanislavsky de Moscou en 2014. Ce qui frappe le plus dans la mise en scène de Peter Stein, c’est son classicisme et sa fidélité au livret, à la musique et au déroulement de l’action. Il resserre considérablement l’action autour des personnages principaux, et redonne ainsi à l’œuvre son caractère à la fois intime, humain et passionnel, généralement dispersé sur des scènes trop vastes. Il n’ôte pas pour autant à l’œuvre le côté péplum de la scène du triomphe, où il fait marcher les trompettes en têtes du défilé. Mais il s’autorise la suppression du ballet de cet acte II, soutenu en cela par Zubin Mehta qui n’apprécie pas plus ce ballet qui interrompt l’action et lui paraît particulièrement indigeste.
Peter Stein a donc souhaité, selon les principes théâtraux qu’il a toujours appliqués, purifier l’œuvre de tout ce qui n’est pas indispensable, et la réduire à ses seuls éléments incontournables. Il est certainement le premier à avoir réussi à concilier tous les genres, tout en restant parfaitement fidèle aux intentions de Verdi. Les décors d’une grande sobriété de Ferdinand Wögerbauer, magnifiquement éclairés par Joachim Barth, suggèrent plus qu’ils ne montrent l’architecture égyptienne, et reconstituent parfaitement la crypte du dernier tableau telle que Verdi l’avait voulue. L’Égypte antique n’est guère rappelée que par un ou deux accessoire ou pièces de mobilier (barque d’or accueillant la jonction de la lune et du soleil dans le temple, flabellums colorés dans les appartements d’Amnéris, trône de cérémonie de Toutankhamon où, pendant le triomphe de Radamès, est assis le roi qui tient croisés sur sa poitrine les insignes du pouvoir). De leur côté, les costumes de Nana Cecchi évoquent un Orient plus intemporel, évoluant entre le temps des Croisades et aujourd’hui. Des jeux de couleurs dans les décors et les costumes précisent les moments de l’action et la personnalité des personnages.
Kristin Lewis © Teatro alla Scala/Marco Brescia & Rudy Amisano
La direction d’acteurs est tout aussi intéressante, car aucun personnage ne reste jamais sans accomplir un geste ou une action en parfaite adéquation avec l’intrigue. Les états d’âme de chacun sont clairement lisibles, et les fils des destins se déroulent ainsi jusqu’à la scène finale où, très plausiblement, Amnéris se suicide au-dessus du caveau où Aîda et Radamès sont en train d’agoniser. Seul élément étrange, l’énorme rocher qui est poussé (avec facilité d’ailleurs) par des émules d’Obélix au-dessus de la crypte, ce qui constitue un contresens, car la « pietra fatale » est tout simplement l’énorme dalle de pierre soulevée du sol du temple, avant d’être remise en place, sans qu’il soit besoin de la moindre pierre pour la maintenir !
Grand admirateur de Peter Stein, Zubin Mehta (qui remplace Lorin Maazel initialement prévu), arrive à équilibrer avec art toutes les forces musicales, orchestre, chœur et solistes, pour tirer le meilleur parti de l’ensemble et mettre en valeur les choix du metteur en scène. Respectant toutes les respirations de la partition, jouant avec art des demi-teintes sans pour autant ignorer les moments d’éclats, et tout cela sans jamais couvrir les solistes, il permet à tous de donner le meilleur d’eux-mêmes.
Le plateau est certainement plus traditionnel que la mise en scène. Kristin Lewis est une Aïda que l’on a déjà beaucoup vue, avec des fortunes diverses (Munich 2009, Massada 2011, Liège 2014). Ce soir, elle est tout simplement splendide. La voix est d’un grande unité sur toute la tessiture, les notes aiguës claires et précises, l’ut de l’air du Nil déconcertant de facilité, et l’expression comme le phrasé ont fait de gros progrès en quelques années. Fabio Sartori, dont nous avions souligné les qualités lors de la première de l’Aïda véronaise de la Fura dels Baus (2013), joint une voix claire et puissante à une expression pleine de musicalité. Bien sûr, il n’a guère le type physique d’un prince victorieux susceptible de faire rêver les midinettes romantiques, mais il assure avec brio les moments les plus spectaculaires de la partition, tout en s’adaptant avec bonheur aux passages plus en demi-teinte, dont la scène finale.
Anita Rachvelishvili campe une Amnéris également bien dans la tradition de Fiorenza Cossotto, mais si la voix est somptueuse, son jeu un peu trop décontracté manque de réflexion, et n’atteint pas le niveau dramatique de certaines prestations de Dolora Zajick. Son compatriote George Gagnidze incarne un Amonasro de belle tenue vocale, et plus sobre que nombre de ses confrères, ce qui donne encore plus de force au personnage. Carlo Colombara est un roi de bon niveau, encore qu’un peu faible en termes de puissance. On ne peut que saluer le grand artiste qu’a été Matti Salminen (Ramfis) pendant ses 45 ans de carrière. Enfin, l’exceptionnelle grande prêtresse de la jeune Chiara Isotton est là pour nous rappeler que de grandes vedettes, de Teresa Stich-Randall à Joan Sutherland, ont commencé leur carrière avec ce rôle souvent bien mal distribué : souhaitons-lui de suivre leur parcours.
* Celui-ci, furieux d’être évincé, attaque en justice la Scala pour avoir exporté sans son accord – dit-il – à l’opéra d’Astana, au Kazakhstan, sa production de 2006, et pour avoir ainsi tenté de l’enterrer prématurément ! Pourtant, quel plus bel endroit que la Pyramide de la Paix de Norman Foster pour y jouer « son » Aïda ?