La mise en scène d’opéra s’abime actuellement dans une période étrange d’entre-deux. Sortie du regietheater et des pompes surchargées, elle se cherche une nouvelle voie. Depuis quelques années les maisons d’opéras font appel à d’autres créateurs que les hommes de théâtre pour proposer de nouvelles pistes (Anne Teresa de Keersmaeker dans le Cosi de l’Opéra de Paris, plus récemment Guillaume Gallienne pour ne donner que des exemples proches de nous). A Salzburg c’est à la plasticienne, photographe et cinéaste iranienne Shirin Neshat qu’a été confiée la réalisation d’Aida. Pourquoi pas, c’est bien le rôle d’un festival que de sortir des sentiers battus, a fortiori quand on est auréolé de prestige. Las, c’est bien la scène qui plombe en partie une Aida sinon globalement enthousiasmante côté chant et surtout côté fosse.
La faute n’en revient ni aux lumières léchées ni au décor efficace, sobre même si imposant juché sur une tournette. Un cube creux coupé en deux sert de gradins, de chambre, de temple, de coursives et enfin de tombeau. Quelques idées séduisent comme le choix des costumes, notamment la prêtrise qui évoque les gardiens de la révolution iranienne. Shirin Neshat semble transformer l’égyptomanie verdienne en un Moyen-Orient autrement fantasmé ou craint de nos jours. Belle idée aussi que de montrer l’envers du décor de la scène du triomphe (la désolation du peuple éthiopien) au moyen de la tournette. Malheureusement, les positions éplorées convenues des figurants font tomber l’idée à plat. Peut-être eût-il fallu recourir ici à la vidéo, utilisée sans vrai apport pendant le « Ritorna vincitor » et la scène du jugement. A vrai dire, ce qui pèche le plus dans cette proposition c’est son impuissance et son ignorance manifeste à faire du livret ou de la musique du théâtre tout simplement. Le positionnement des personnages les uns par rapport aux autres est au mieux convenu, au pire hors de propos. Chacun passe son temps à s’éviter ou à rester fiché dans son coin de scène. Les danses sont à contresens. Quant à la direction d’acteur, elle se résume à lever les deux bras au ciel.
© Monika Rittershaus
Cela nuit certainement à l’expression des interprètes du soir. Pourtant, Anna Netrebko, pour sa prise de rôle, bluffe à tel point qu’on jugerait qu’elle est familière du rôle. Dès le premier air, la soprano donne chair au dilemme cornélien de la princesse prisonnière. L’orgueil du personnage pointe sous le mordant soudain de quelques accents. La détresse et l’amour se baignent dans ce timbre, toujours aussi pulpeux, qui dissémine ses tanins dans des piani et des demi-teintes qui envouteront l’air du Nil et le duo final. Eût-elle pu ne pas lever les bras dans une imploration permanente… Défaut qu’elle partage avec l’autre russe de la distribution Ekaterina Semenchuk qui semble plus occupée à faire voler ses voiles élégamment qu’à incarner le double noir d’Aida. L’Amneris qu’elle chante reste d’ailleurs à l’état d’esquisse vocale pendant les deux premiers actes : transparente dans les ensembles et bien pâles face à ses partenaires. Surement se réservait-elle pour la grande scène du quatrième. Là, la voix retrouve de l’autorité et de la puissance. Francesco Meli, ici grimé en Jedi de Star Wars, ajoute Radamès à son répertoire. Il compose un guerrier acceptable maintenant que sa voix a pris une nouvelle dimension. En revanche, elle semble moins ductile qu’auparavant et demi-teintes et piani sont désormais quasi-détimbrés. « Celeste Aida » s’achève dans un si bémol peu élégant. Rien à redire du Ramfis et du Roi de Dmitry Belosselskiy et Roberto Tagliavini. Luca Salsi croque un Amonasro inquiétant en quelques répliques grâce au métal sombre et tranchant d’une voix qui ne manque pas de réserve. Benedetta Torre enfin signe une très belle Grande Prêtesse au timbre corsé. Déception en revanche du coté des chœurs, hors style. Les pupitres masculins sont le plus à la peine et leurs pupitres bien souvent disjoints. Surtout, hommes et femmes peinent à porter les scènes collectives comme englués dans un langage qui n’est pas le leur.
Il faut donc que Riccardo Muti redouble d’excellence pour porter le feu de cette soirée. Si le théâtre s’est exilé de la réalisation scénique pour se réfugier en partie dans les voix, il trouve une patrie idéale dans les rangs des Wiener Philharmoniker. La phalange est, comme à chaque fois, à se pâmer de beauté, d’autant que le chef prend un malin plaisir à mettre en avant systématiquement l’instrument (hautbois, violoncelle etc.) qui soutient la ligne vocale d’un personnage. Comme si l’on écoutait… du Puccini. Mais au-delà, Riccardo Muti dirige de multiples petits ensembles de chambre dès que l’occasion se présente. Cela n’empêche en rien les fondus et les fastes des triomphes (aux trompettes irréprochables) et la plénitude des codas des actes que le chef accélère ou ralentit à l’occasion dans la plus pure tradition italienne. En somme on redécouvre la partition en même temps que l’on jouit de ses moments canoniques tout au long de la soirée.