Dans l’abondance de rediffusions en streaming, le Metropolitan Opera de New York a proposé hier à son public de visionner une captation d’Aïda enregistrée le 5 janvier 1985, pour une occasion bien particulière : il s’agissait ce soir là des adieux à la scène de la grande Leontyne Price, une des voix les plus marquantes de sa génération et assurément une des plus grandes Aïda (si ce n’est la plus grande). L’Aïda de Price figure en effet, aux côtés de la Maréchale de Schwarzkopf ou de la Tosca de Callas, en bonne place dans le parcours initiatique de tout lyricomane qui se respecte.
Après trois décennies d’une carrière exceptionnelle, jalonnée de succès légendaires sur les plus grandes scènes du monde, une carrière qui vit les plus grands chefs (Karajan en tête) se jeter à ses pieds, c’est donc assez logiquement que Leontyne Price choisit pour ses adieux ce rôle qu’elle avait marqué entre tous.
C’est donc une soirée chargée d’émotions que retransmet le MET en ce premier mai, une de ces soirées qui comptent dans l’histoire de l’institution. Cette émotion est palpable : le public est en transe, couvre dès qu’il le peut d’un tonnerre d’applaudissements sa diva adulée, et les saluts (avec jets de bouquets obligés) semblent ne jamais vouloir finir.
L’émotion, hélas, ne rend ni sourd ni aveugle, et l’immense affection que l’auteur de ces lignes porte à Leontyne Price ne le dispense pas d’un minimum de lucidité.
Car ce que cette retransmission donne à voir, c’est une distribution bien inégale évoluant dans une mise en scène franchement datée.
La mise en scène de John Dexter est caractéristique des productions proposées sur la scène du MET pendant de longues décennies (et aujourd’hui encore) : sage, conventionnelle, littérale. La représentation fidèle de l’Egypte antique se traduit en particulier par des costumes somptueux de premier degré (ils sont l’oeuvre de Peter Hall), mais tellement chargés qu’ils semblent bien souvent encombrer les chanteurs. Il ne manque évidemment aucun figurant au Triomphe, qui repousse assez loin les frontières du kitsch assumé. On ne cherchera pas ici de direction d’acteurs : les chanteurs sont désespérément statiques, figés dans des poses hiératiques et convenues. Bref, tout ceci est lèché, satisfaira les amateurs de premier degré, mais ennuira sans doute le plus grand nombre.
S’agissant de la distribution, le MET aurait pu faire un effort et réunir pour les adieux de sa diva une équipe mieux assortie. Le Radamès fruste et poussif de James McCracken est indigne (que faisaient Pavarotti ou Domingo à cette date ?). Le Ramfis de John Macurdy et le Roi de Dimitri Kavrakos ne sont que routine, et une routine fatiguée. En Amonasro, Simon Estes s’en sort mieux, et il fait de la scène du Nil une vraie réussite. L’Amnéris de Fiorenza Cossotto, captée dans son automne, se réfugie dans ses travers bien connus : du son, par moments impressionnant, notamment dans le medium, et un aplomb qui reste sidérant mais bien monolithique. James Levine dirige l’ensemble d’une baguette très professionnelle et sans surprises, ni bonnes ni mauvaises.
Et Leontyne Price, l’héroïne de la soirée ? Ce n’est pas un naufrage, loin s’en faut, mais les belles années sont irrémédiablement passées. Cette soirée jette assez logiquement une lumière crue sur des tendances déjà perceptibles dès le milieu des années 70 : le registre grave est inexistant, le bas médium noyé dans un brouillard jazzy assez troublant, mais bien peu orthodoxe. Et voilà que par moments (« O Patria mia », par exemple), le voile se déchire et permet au registre aigu de se déployer, soyeux, pulpeux, onirique, presque inentamé. On retrouve alors l’écho des années bénies, celles de l’intégrale gravée par Decca en 1962 sous la baguette de Georg Solti, celles des Trouvère de légende à Salzbourg ou au MET, et de tant d’autres merveilles. Pour ces seuls instants, qui rouvrent fugacement la fenêtre sur la légende d’une immense artiste, cette représentation vaut d’être vue. Reste que pour immortaliser l’Aïda de Price, le MET, plutôt que cette soirée d’adieux à l’intérêt principalement documentaire, aurait été mieux inspiré de capter une soirée plus précoce, par exemple celle de février 1967 où la diva avait pour partenaires rien moins que Grace Bumbry, Carlo Bergonzi et Robert Merrill et dont seule subsiste (heureusement !) la trace sonore.