Voilà bientôt quatorze ans que Vivica Genaux faisait une entrée fracassante dans le monde lyrique avec un disque entièrement consacré à Farinelli et dirigé par René Jacobs. Celle qui avait débuté dans Rossini et été remarquée dans un mémorable Solimano de Hasse, stupéfiait déjà par l’étendue de sa voix (soprano devenue contralto) et l’endurance de ses vocalises. On ne trouvait alors à lui reprocher qu’une grande prudence expressive, l’émotion se trouvant sacrifiée au défi technique surhumain que représentent ces pages. Quatorze ans après, Vivica Genaux a fait beaucoup de chemin. C’est d’abord l’une des exploratrices les plus acharnées du répertoire (ses fans guettent les retransmissions radio de ses concerts, certains qu’au moins un inédit s’y trouvera), ce qui lui permet de mieux cerner ses propres affinités (notamment grâce à des chefs différents), mais aussi les styles d’écriture élaborés pour les grands protagonistes de cette période. On pense évidemment à la Bordoni, à qui elle a aussi consacré un disque. Nous louions récemment le parallèlisme de leur trajectoire à toutes deux (ces techniciennes surdouées devenues actrices bouleversantes), or on connaît le seul reproche de ses contemporains envers Farinelli, celui lié à une expressivité éclipsée par la virtuosité et la démonstration. Vivica Genaux a-t-elle réussi ce soir là où Farinelli échouait?
Oui, mille fois oui ! Ouvrant le concert avec un inédit du Nicomède de Torri, écrit pour le jeune castrat soprano, elle donne le ton. La forme est olympique pour cet air où le personnage signale sa constance et sa maîtrise de soi dans la fureur. On comprend à peine pourquoi elle porte régulièrement la main à sa gorge, tant le résultat vocal est d’entrée de jeu époustouflant (nonobstant un vibrato plus large que d’habitude sur les points d’orgue). L’air du Polifemo de Porpora qui suit est un clin d’œil au disque, et on peut déjà y percevoir une assurance plus grande dans l’exécution et surtout dans l’investissement psychologique des vocalises. Là où le disque la trouvait très propre dans les trilles illustrant les feuillages tremblants sur « fronde tremule », ces mêmes trilles semblent maintenant agités par l’impatience du personnage de retrouver sa bien-aimée. On est en revanche moins enthousiaste pour l’aria de l’Angelica de Porpora. Si la partie de violon solo est assez entêtante, elle a cependant le défaut de faire totalement oublier la partie vocale, et Vivica Genaux n’y trouve pas vraiment la singularité expressive qui nous marquera ensuite.
Heureusement, le niveau remonte ensuite très vite avec son cheval de bataille, le « Qual guerriero » de Broschi : si la première partie souligne encore les limites de son souffle (mais qui chante ces interminables vocalises sans respirer ?), c’est bien la seule chose que l’on trouve à lui reprocher, car la reprise lui permet habilement de poser la respiration entre différents traits de virtuosité tous plus époustouflants les uns que les autres et qui justifient tout à fait qu’elle ait sauté une phrase avant la cadence finale (une répétition lente de « nel mio cor innamorato », de toute façon conçue pour permettre à Farinelli lui-même de reprendre ses esprits). Les cadences justemment, il nous a semblé les entendre pour la première fois, alors que ce sont sensiblement les mêmes que celles qu’elle exécute dans le Bajazet de Vivaldi au disque, où cet air est inséré. C’est qu’elles sont ici beaucoup plus investies, les montagnes russes ne sont pas uniquement vocales mais aussi expressives : le personnage passant en fin de phrase de la valeur belliqueuse la plus inextinguible à la douleur amoureuse et à la confusion les plus plaintives, et ce, sans attendre la partie B de l’air.
La seconde partie du concert permet de dire sans éxagérer que cette soirée fût historique. Le tour de force continue avec un « Sposa non mi conosci » de Giacomelli que l’on a trop entendu pour ne pas le juger sévèrement. Eh bien nous rendons les armes : c’est d’une justesse époustouflante. Là où l’on peut trouver Bartoli un peu trop extravertie, Vivica Genaux dose habilement les accents plaintifs et son canto di sbalzo sonne comme le trébuchement du personnage qui n’arrive plus à atteindre le cœur de sa femme et de sa mère. Ici aussi, intérprétation très supérieure à celle de la version adaptée par Vivaldi, toujours dans son Bajazet.
Le « Come nave in ria tempesta » de Porpora, avait lui déjà été révélé par Philippe Jaroussky dans son disque Farinelli. Avec sa ritournelle aux doubles lignes de violon (une agitée pour l’écume et autre plus continue pour la lame de fonds), cet air constitue néanmoins une vraie prise de risque, tant sa maîtrise est délicate et nécessite un travail que beaucoup refuseraient de prendre pour un concert unique. Il faut dire qu’entre les mesures de vocalise à rallonge hérissées de notes piquées qui prennent une direction toujours plus imprévisible (marque de fabrique du style Farinelli, ça ne tricote jamais là où on l’attend), et les passages quasi-parlés (« giusto ciel! che far dovro ! »), il y avait de quoi regarder un peu trop la partition. Et même si c’est perfectible, c’est techniquement déjà remarquable notamment pour les écarts de tessiture, qui manquaient un peu dans la version Jaroussky, même si ce dernier était loin d’y démériter.
On s’étonne pour terminer qu’elle ait si peu, voire pas chanté (à notre connaissance du moins) les deux tubes qui viennent terminer le concert, car là aussi ce fut anthologique. Le célèbre « Alto giove » d’abord : trop souvent tourné en air éthéré, elle l’incarne ce soir avec toute la mélancolie lasse et tacite qui en fait tout le paradoxe, notamment sur le « vita immortale ». Souvenons-nous en effet que le personnage y loue humblement Jupiter de lui avoir accordé l’éternité pour retrouver sa bien-aimée, mais on le sent amer des épreuves qu’il a vécues (se faire écraser par un rocher lancé par un cyclope a dû être relativement éprouvant). Quant au « Son qual nave ch’agitata », il a tout du parcours de santé pour elle, à tel point qu’elle y ose des variations inouïes tant par leur rapidité que leur charge expressive une fois encore, se payant le luxe de ne pas respirer après une longue vocalise pour enchaîner directement sur « si confonde ».
Comme si ce n’était pas suffisant, nous eûmes droit à deux bis pas piqués des hannetons. Un nouvel inédit d’Orlandini d’abord, air de malle de Farinelli (dont il emmenait la partition en voyage pour le chanter partout où il se produisait) : si la grande vocalise qui voit sa section centrale répétée à l’infini pourrait être moins mécanique, cet air flatte l’éclat de son aigu et la clarté de sa prononciation, une nouvelle fois, belle prise de risque. Et enfin un « Agitata da due venti » de Vivaldi, qui n’a rien à voir avec Farinelli mais qui là aussi la montre suprême, la version la plus cursive et néanmoins angoissée que l’on connaisse.
Sa prestation exceptionelle, elle la doit aussi beaucoup aux Musiciens du Louvre dirigés du premier violon par Thibault de Noally. Proprement ébouriffants, la vingtaine de musiciens réunis ici sonnent comme cinquante, avec un unisson et une harmonie qui forcent le respect. On les sent heureux d’aborder ce répertoire qu’ils jouent rarement : les deux morceaux instrumentaux (un concerto de Vivaldi, variante de mouvements de l’Estro Armonico, et une fugue extraordinaire de Hasse) n’auraient pas déparé dans un concert entièrement instrumental. On ne regrettera que l’absence de vents mais quand les cordes ont autant de couleurs et de plasticité, on s’y fait très bien. Dieu fasse que tout ce beau monde enregistre un disque pour immortaliser une telle performance !