Paris aime Philip Glass, La Belle et la bête à la Philharmonie vient encore de le montrer. Et l’an dernier, la tournée internationale d’Einstein on the Beach a daigné s’arrêter dans la capitale, après avoir d’abord ravi le public montpelliérain. Mais curieusement, aucun théâtre français ne semble pressé de monter une des œuvres du compositeur d’opéras le plus prolifique des dernières décennies. Remercions alors l’Opera Vlaanderen d’avoir pris l’initiative de créer sa propre production d’un des piliers de la trilogie dont Einstein fut le premier volet. A peine moins radical dans sa conception que les deux autres, Akhnaten fait pourtant une concession de taille : alors que la majorité du texte chanté est en égyptien ancien et provient de documents antiques, le personnage du scribe Amenhotep, qui fait office de narrateur, est censé s’exprimer dans la langue vernaculaire du public du spectacle. Bien que nous soyons en Belgique, pays officiellement bilingue, le spectateur francophone n’a pas grand-chose à quoi se raccrocher, puisque les surtitres sont en néerlandais exclusivement. Qu’à cela ne tienne : l’action est à peu près connue, et on ne peut plus simple, et il suffit de se laisser porter par l’œuvre.
Autant les toutes dernières productions de Philip Glass ont pu laisser un peu tiède (The Perfect American, notamment), autant ce troisième opus lyrique emporte l’auditeur avec une force irrésistible. Le prologue installe une certaine douceur répétitive, mais dès la première scène de l’acte I, les funérailles du père d’Akhenaton imposent un cérémonial barbare qui vous empoigne, et c’est tout l’art de Glass ensuite que de savoir alterner les moments de douceur et d’énergie, les plages contemplatives et les pages plus brutales. Surtout, contrairement à tant de ses contemporains, Glass sait écrire pour les voix, il ne prend pas plaisir à déchiqueter la ligne de chant, et sa partition inclut de véritables airs, des duos, des trios et des ensembles comme la scène 1 de l’acte III, où les six filles du pharaon vocalisent ensemble, avant que le couple Akhénaton-Néfertiti vienne joindre ses deux voix aux leurs. A la tête d’un orchestre sans doute peu habitué à ce style de musique, le chef suisse Titus Engel embrasse avec volupté un type de partition dont il est, lui, familier, puisqu’il a notamment dirigé la création de Brokeback Mountain à Madrid l’an dernier. On saluera aussi la prestation du chœur de l’Opera Vlaanderen, très présent dans cet opéra où il incarne la population égyptienne dans ses différents avatars, endeuillée par la mort du précédent pharaon, saluant la « Révolution culturelle » voulue par Akhénaton, ou déchaînée lors du retour à l’ordre imposé par les prêtres et l’armée. Du côté des solistes, même satisfaction. Au cours de leur unique scène, les six filles d’Akhénaton émettent le plus envoûtant des gazouillis. Comme dans certains opéras du répertoire, il y a dans Akhnaten un trio de méchants, où seul Adam Smith en grand-prêtre semble être un peu à la peine, alors qu’Andrew Schroeder, le Roi Arthus de Strasbourg, est un efficace général Horehmab, et que James Homann est un conseiller Aye extrêmement convaincant. Leur répond le trio que forment la reine-mère de Mari Moriya, agile colorature, la Néfertiti veloutée de la mezzo estonienne Kai Rüütel, et surtout l’Akhénaton de Tim Mead, en qui Paul Esswood, le créateur du rôle en 1984, trouve un très digne successeur, à la voix admirablement suave, dans une rôle qui n’exige pratiquement rien en terme d’expressivité.
La mise en scène de Nigel Lowery abonde en moments forts et défend une vision personnelle de l’œuvre, mais certaines propositions laissent un peu sceptiques. Que les références à l’Egypte ancienne se réduisent à quelques détails – les danseurs portant les masques de Horus et d’Anubis, la momification du récitant, la tenue des choristes qui évoque un peu ces pseudos-momies qui se tiennent immobiles devant les lieux touristiques – n’est absolument pas un problème : l’opéra s’en passe fort bien et supporte la tentative d’universalisation du propos. Si Akhénaton et sa fille portent tous des prothèses qui ressemblent en partie au physique du pharaon tel qu’on le connaît, en partie aux transformations que la plasticienne Orlan fait subir à son corps depuis quelques années, les costumes très colorés du couturier anversois Walter Van Beirendonck – dont c’est le premier travail pour une scène lyrique – nous emmènent dans un univers résolument dépourvu de toute attache temporelle et géographique précise. On adhère beaucoup moins, en revanche, à la volonté de réduire l’Egypte à une caricature de grande ville, cité du péché hantée par des personnages issus des bas-fonds dont le retour illustre la fin de l’interlude de pureté illusoire lié à Akhénaton : les figurants et danseurs contribuent certes à occuper un espace scénique où il risquerait de ne rien se passer pendant les longues plages purement orchestrales que compte cet opéra, et la chorégraphie réglée par Amir Hosseinpour n’est pas ici en cause, mais la présence d’un rat, d’un drogué siamois de son dealer (assez difficile à décrypter sans le programme, par ailleurs) ou d’un étrangleur de femmes n’ont rien à apporter à l’œuvre. Bien plus judicieux paraît l’accent mis sur l’ambiguïté de la réforme d’Akhénaton, dont une scène de foule souligne le caractère destructeur et intolérant. De même, faire du scribe-narrateur une sorte d’artiste en proie à ses démons, qui crée le décor du troisième acte sous l’influence du graveur Frans Masereel, semble une intrusion quelque peu parasite.
L’œuvre, elle, en tout cas, tient parfaitement la route, et l’on aimerait qu’une scène française tente un jour l’expérience. Dans le genre « opéra situé dans l’Egypte antique », ça nous changerait d’Aïda, et puis, le rôle d’Akhénaton ne pourrait-il pas convenir à un contre-ténor français ?