Dans le contexte de ses Nightly Opera Streams, le Metropolitan Opera diffusait du 20 au 21 juin sa récente et nouvelle production d’Akhnaten de Philip Glass, acclamée par la critique dès sa création à l’English National Opera en 2016 tout comme lors de sa première arrivée au Met à l’automne dernier. Si elle avait d’ailleurs envoûté notre collègue de Forum Opera, notre enthousiasme, ce coup-ci, est modéré, très modéré.
La mise en scène confiée à Phelim McDermott, habitué à l’univers de Glass (il a créé la production de Satyagraha du Met en 2008), n’est pas très inspirée ; elle prend même le contrepied de l’esprit de l’œuvre. En effet, comme le rappelle Joyce DiDonato en introduction, chez Glass, le propos est « abstrait », la narration, toujours secondaire, l’œuvre, articulée autour de tableaux. Or cette mise en scène insiste très lourdement pour nous raconter une histoire, à tout prix. La recontextualisation de l’Egypte, via les décors de Tom Pye et les costumes de Kevin Pollard est dès lors très travaillée, même si elle a le mérite d’être ambiguë, puisqu’il s’agit plus d’une Egypte orientalisée façon XIXe siècle. A chaque instant, malheureusement, la mise en scène se construit autour de l’action dramatique, alors qu’elle devrait plutôt construire des visions et autres tableaux poétiques hallucinatoires. Il en ressort une pauvreté généralisée, le sentiment d’un décalage désagréable entre musique et mise en scène qui frise parfois le ridicule : ainsi de la scène du siège de la ville de l’acte III qui lorgne du côté de la scène d’action de série B américaine des années 1980.
Le jeu de mise en abîme des époques serait intéressant s’il n’était pas si hollywoodien, assez typique de la patte du Met, s’agissant de l’Egypte notamment. Les décors steampunk ne servent que de cadre, plus ou moins esthétique, à l’action. Surtout, le metteur en scène a décidé de faire la part belle au jonglage, sous la direction du spécialiste Sean Gandini. L’idée est de mimer et traduire sur scène, par la jonglerie permanente, l’aspect répétitif de la musique de Glass. L’approche, si premier degré à nouveau, prête à sourire. Pire, le tout n’a rien de spectaculaire, au contraire, dans la mesure où les chanteurs du chœur, forcément amateurs, se joignent aux professionnels pour jongler ; l’espace d’un instant, le public croira assister au spectacle de gymnastique d’un lycée du fin fond de l’Ohio… La gêne culmine à l’Epilogue durant lequel des créatures marchent à quatre pattes devant Akhnaten ; le manque d’inspiration et de créativité est cruel.
Seuls deux tableaux ne ratent pas leur cible (Akhnaten and Nefertiti et Hymn) : dans ces moments-là, l’action est délaissée et l’approche se recentre autour du pouvoir évocateur de la musique ainsi que du charisme mystérieux de ces figures historiques aussi fascinantes qu’étranges. Le duo Néfertiti/Akhnaten avançant l’un vers l’autre dans d’immenses et sobres robes rouges est profondément touchant ; de même que la prière au soleil d’Akhnaten captive l’auditoire de bout en bout, notamment grâce au sublime décor de cette boule immense et ardente vers laquelle s’élève doucement le Pharaon.
© Karen Almond, Met Opera
Côté musique, la réussite est glorieuse et sauve la production. Karen Kamensek fait une entrée fracassante au Met, par son excellente maîtrise du style de Glass. Les réverbérations soutenues, les superpositions d’accents, les jeux de canons : toutes les techniques chères au compositeur américain sont sublimement restituées. Loin du piège mécanique que peut constituer l’aspect répétitif de la musique, la cheffe d’orchestre imprime un remarquable relief à la partition, prodiguant des effets tantôt incisifs tantôt lancinants. Sous sa baguette, la répétition se fait pulsation vivante, travaillée de l’intérieur. Enfin, son choix de tempo est un sans-faute, en ce qui nous concerne.
Anthony Roth Costanzo maîtrise à la perfection le rôle d’Akhnaten qu’on croirait écrit pour lui. Déjà titulaire lors de la création de la production en 2016, le contre-ténor brille autant dans les moments qui requièrent puissance vocale (Window of Appearance) que les scènes intimistes où la pureté de la voix rappelle que le chanteur excelle également dans le répertoire baroque. Sa présence scénique est bouleversante, ses talents d’acteur lui permettent de transmettre avec grande subtilité bon nombre d’émotions. La mezzo-soprano J’Nai Bridges fait d’excellents débuts au Met . La profondeur de sa voix, ainsi que sa texture sombre et brumeuse, sied parfaitement au rôle de l’envoûtante Néfertiti. Son charisme et son jeu dramatique lui confèrent une prestance magnétique. En Reine Tye, Dísella Lárusdóttir est convaincante même si son costume n’est vraiment pas des plus heureux. Ses talents de chanteuse et d’actrice lui permettent de constituer un très beau trio aux côtés de Bridges et Costanzo.
Le reste de plateau vocal est de très bonne facture ; Will Liverman propose un Horemhab tout en puissance, tandis que le grand prêtre d’Amon trouve en Aaron Blake un très bon interprète. Richard Bernstein en Aye complète efficacement ce trio, par une performance aboutie et crédible. Enfin, Zachary James campe un Amenhotep III de luxe, même s’il a parfois tendance à déclamer de son texte d’une voix par trop chevrotante. Le chœur est également de bonne facture même si sa pugnacité reste perfectible.
Le Met Opera poursuit sur sa lancée Philip Glass et dévoile ces jours-ci sa production de Satyagraha par Phelim McDermott créée en 2008.