Un concert de l’Orchestre Philharmonique de New York laisse rarement indifférent et l’enthousiasme du public a répondu avec ferveur et jubilation au second programme présenté, le 2 février, par la phalange américaine à la Salle Pleyel. Un programme sans concession, que le public parisien, étonnamment jeune, a suivi avec une attention très soutenue : Haydn, Adams puis Schubert et Berg. Une programmation audacieuse, d’une intelligence et d’une cohérence rares. L’essence des styles, l’équilibre et l’émotion sont les maîtres mots de ce concert.
La Symphonie « La Passione» de Haydn est interprétée sur instruments modernes : point de vents naturels, d’archets classiques ou de cordes en boyau. Mais quel style ! Une leçon pour bien des orchestres sur instruments d’époque. En effet, on est ici dans l’essence même du style. Il faut entendre le velouté des cordes, l’excellence des cors et de la petite harmonie, ces attaques inouïes, ces silences habités de leur juste densité, ces sons droits ou vibrés qui sous-tendent des phrasés admirables. Le nouveau chef du Philharmonique de New York, Alan Gilbert, dirige en grand architecte et en sculpteur. Dans le troisième mouvement, par exemple, il dessine une voûte sous laquelle l’aspect réitératif du menuet trouve sa justification avant de déchaîner la passion finale avec une maîtrise imposante. Quand on songe que ce jeune chef avait été pressenti, il y a une dizaine d’années, pour reprendre l’Orchestre de la Suisse Romande après le départ d’Armin Jordan et que, malgré le voeu de beaucoup de musiciens, il n’a pas été choisi ! Il aurait porté la phalange genevoise au sommet, alors qu’aujourd’hui elle est très déstabilisée (Marek Janowsky vient d’annoncer son départ). New York a donc fait le bon choix : il faut, aujourd’hui, cette approche jeune et nouvelle du concert symphonique pour tenter de rajeunir un public qui semble, là-bas, vieillir et mourir à petit feu. Que New York lui laisse encore un peu de temps pour se faire connaître et aimer. Paris lui a démontré, par ce triomphe, combien sa démarche est forte.
Même justesse de style dans l’interprétation de l’un des grands chefs d’oeuvre de John Adams, The Wound-Dresser (Le panseur de plaies) composé en 1988 sur un poème bouleversant de Walt Whitman. On sait que le poète américain avait été infirmier durant la Guerre de Sécession. Il a écrit ce poème avec une précision presque journalistique dans des vers où, parfois, des mots sont énoncés, seuls, sans ponctuation, comme saisis par une trop grande émotion. Ce poème convient à merveille à l’univers musical de John Adams. Dieu sait si, de ce côté de l’Atlantique, certaines chapelles qui croient détenir la vérité (!) ont accusé le compositeur de tous les maux allant jusqu’à l’ostraciser par des diktats bien mesquins. Adams est un des grands compositeurs de notre époque et il faut lire, à tout prix, l’ouvrage que Renaud Machart lui a consacré aux Editions Actes Sud. Quand on écoute cette musique on oublie toute référence au « minimalisme » qui lui colle à la peau. Elle va droit à l’essentiel : l’émotion qui vous étreint, une sensibilité à fleur de peau et d’archets, un lyrisme qui sourd sous chaque vers au point que cette œuvre de maturité rappelle le Britten de Billy Bud. L’atmosphère est dessinée au début par ce long roulement sourd de timbales au-dessus duquel les cordes dans l’aigu murmurent et frémissent, comme la vie, qui vient ou qui s’en va. La voix raconte alors et décrit cet hôpital de campagne où la tendresse et l’amour, seuls, peuvent parvenir à surpasser la souffrance et la haine. Thomas Hampson, manifestement bouleversé par le poème, est le plus beau des narrateurs. La voix est superbe, le timbre toujours aussi riche, avec des aigus déchirants de beauté. Il faut l’entendre dialoguer avec les hautbois en duo, décrire imperturbablement l’horreur sur les phrases aigues de la trompette (admirable Philip Smith), trompette de guerre, de mort ou, au contraire, de vie à tout prix. Jusqu’à cette phrase dramatique où la voix de Hampson devient encore plus poignante, et s’épanouit presque jusqu’au cri, celui de Whitman face au blessé mourant : « Je ne pourrais refuser, en cet instant de mourir pour toi si cela pouvait te sauver ». L’œuvre s’achève à nouveau sur les cordes qui s’épanchent dans l’aigu jusqu’au pianissimo le plus ténu et au silence final. The Wound Dresser est une œuvre difficile, elle ne se livre pas facilement. Il faut de tels interprètes pour lui donner cet impact immédiat et cette émotion qui vous prend et ne vous lâche plus.
Après l’entracte, même intensité avec l’Inachevée de Schubert (un premier cor- Philippe Meyers- et une petite harmonie extraordinaires) et les Trois Pièces pour orchestre de Berg où l’orchestre au grand complet est salué par une ovation qui nous vaut deux bis (Beethoven, Sibelius) de haute volée.