Un mois après avoir revisité l’histoire des passions allemandes (d’Arnold von Bruck à Anton Bruckner), en l’église des Minimes, Leonardo Garcia Alarcón investissait le Conservatoire de Bruxelles, mercredi dernier, pour un mémorable concert autour de Watteau. Le programme, audacieux et d’une extravagante richesse, porte d’emblée la griffe de l’Argentin : de véritables raretés (Collasse, Destouches, Marais) y côtoient la quintessence du génie de Rameau. L’expression paraîtra sans doute emphatique, mais celles et ceux qui ont le bonheur de connaître le monologue de Dardanus en prison (« Lieux funestes »), l’ouverture de Zaïs ou encore l’entrée de Polymnie dans Les Boréades, n’y verront aucune outrance. Au contraire, ils se réjouiront à l’idée que des musiciens puissent les proposer au cours de la même soirée, a fortiori lorsque le plus bel air jamais écrit pour une haute-contre se voit confier à Paul Agnew. Le ténor écossais y livre une prodigieuse leçon de chant et de théâtre, maître du verbe et de la nuance, en parfaite intelligence avec le chef qui allège le trait dès l’introduction orchestrale et sa sublime partie obligée de basson.
Formidable créateur d’atmosphère et artiste visionnaire, Alarcón ne pouvait qu’être séduit par le grandiose poème symphonique de Zaïs : sous sa direction, les images du débrouillement du chaos, du choc des éléments lorsqu’ils sont séparés et l’émergence progressive de l’harmonie prennent un relief fascinant. En outre, si nous avons connu des archets plus virtuoses que ceux des Agrémens, en revanche, nous avons rarement l’occasion d’apprécier une telle splendeur chez les basses qui soutiennent admirablement l’architecture sonore (un tiers des cordes dans un splendide mélange de timbres : gambes, contrebasses et basses de violons).
Historiens de la musique et interprètes du répertoire français ont longtemps dédaigné la production lyrique qui a vu le jour entre Armide (1686), dernière contribution de Lully, et les débuts éblouissants de Rameau avec Hippolyte et Aricie (1733). Marin Marais fait figure d’exception, mais si Marc Minkowski exhumait Alcyone à l’aube des années 90, il aura fallu attendre encore une quinzaine d’années pour que Hervé Niquet ressuscite avec éclat une Sémélé que Philippe Pierlot avait maladroitement tenté de réanimer en 1999. Ariane et Bacchus, en revanche, passe pour un ouvrage mineur, trop inféodé au modèle lullien, ce que semblent confirmer les fragments du prologue dévoilés au public ce 24 avril. Même si celle d’Alcyone l’éclipsera et sera prise comme modèle, la « tempête » que Pascal Collasse conçoit pour Thétis et Pelée est la première de l’Histoire. De ce qui est volontiers considéré comme le chef-d’œuvre de son auteur, Alarcón préfère l’ouverture et le duo des protagonistes, « Faut-il que tout s’unisse », lancinante et ardente plainte dont Julie Fuchs et Marc Mauillon, inattendu et magnifique dans une partie de haute-contre, exaltent la noble tendresse.
Autre découverte à l’affiche de ces Tableaux d’une exposition autour de Watteau, Issé d’André Cardinal Destouches jouit dès sa création, en 1697, de la faveur du roi. Depuis la disparition de Lully, aucune musique ne lui avait procuré un tel plaisir. Il y a sept ans, Hervé Niquet nous révélait Callirhoé, plus tardive (créée en 1712, révisée en 1743), une tragédie magistralement construite et traversée de fulgurances inouïes. Issé relève de la pastorale et il ne faut pas en attendre la même puissance dramatique. Néanmoins, elle subit de profonds et bénéfiques remaniements en 1708 et fut jouée, à l’Opéra, jusqu’en 1757 et à la cour, jusqu’en 1773 (la Pompadour incarna le rôle-titre en 1749). Dans sa version définitive, elle compte cinq actes et non plus trois, les divertissements s’étoffent et accueillent de nouvelles danses, l’accompagnement des airs, eux-mêmes plus ornés à la manière des cantates, s’enrichit sur le plan harmonique et en matière de couleur instrumentale, quant aux chœurs, initialement homophones, ils sont entièrement réécrits dans un style contrapuntique.
Des chœurs de bergères, d’une vigueur inédite et savoureuse, à mille lieues des petites marquises trop poudrées qui semblent s’échapper d’un boudoir, à la franchise et à la fluidité des échanges entre la belle et son prétendant (quand bien même Julie Fuchs ne possède pas encore l’autorité d’un Paul Agnew), nous sommes constamment frappé par l’immédiateté du discours ainsi que par la souplesse de la déclamation qui fond avec une adresse remarquable récitatifs et airs. L’économie de moyens qui caractérise le bref, mais très efficace monologue d’Hilas « Sombres déserts » (paré des accents pénétrants de Marc Mauillon), l’inquiétante étrangeté du chœur des ministres de la forêt « Commençons nos mystères » et le trouble inconnu d’Issé (« Funeste amour »), où l’innocente fraîcheur de Julie Fuchs fait cette fois merveille, nous inclinent à penser que l’œuvre mériterait d’être redonnée dans son intégralité.
Les siens sont derrière lui, cependant, Paul Agnew négocie habilement les traits redoutables de « Jouissons de nos beaux ans » (Les Boréades) alors que sa cadette, hardie mais nerveuse, manque de glisser sous les « Vents furieux » des Fêtes de Ramire. La trop rare Caroline Weynants, issue des rangs du Chœur de Chambre de Namur, qui n’a plus de chambriste que le nom lorsqu’il est placé sous la conduite de son directeur artistique Leonardo Garcia Alarcón, rejoint les solistes pour le « Tendre amour » des Indes galantes, repris en bis, parce que c’est la transposition de « Watteau en musique », explique le chef. Le second bis nous maintient dans cette douce extase en reprenant l’entrée de Polymnie (Les Boréades) et son contrepoint libre aux chaînes de suspensions et d’appogiatures langoureuses, nimbées d’une indicible mélancolie, « perhaps the most melting and gravely sensual writing for orchestra to emerge from the entire Baroque era », commente John Eliot Gardiner, qui dirigeait Les Boréades à Aix en 1982. Alarcón doit y assurer, l’été prochain, la résurrection de l’Elena de Cavalli. Il remontera peut-être également Issé, espérons-le, mais c’est dans Rameau que nous l’attendrons désormais.