Le gazon a envahi la scène de la salle Favart. Felicity Palmer passe la tondeuse dont le bruit couvre les premières notes de la partition d’Albert Herring, La chanteuse s’attarde sur une touffe d’herbe folle avec acharnement. Dans la communauté conformiste dans laquelle Albert Herring vit, même un brin d’herbe ne doit pas pousser plus haut qu’un autre.
Lady Billows, personnalité respectée du village, désire décerner le prix de la Reine de Mai à la jeune fille la plus vertueuse de la communauté. Or Florence Pike, sa gouvernante, lui démontre qu’aucune jeune fille n’est digne de ce titre. Leur choix se porte alors sur un garçon timide, naïf et puceau : Albert Herring, le fils de l’épicière, femme castratrice et infantilisante. Le voilà érigé en héros, sous les quolibets des enfants et des jeunes gens. Porté au pinacle malgré lui, couronné Roi de Mai lors d’un banquet organisé en son honneur, il se voit remettre de l’argent (ainsi que le Livre des Martyrs de Foxe !). Un couple d’amoureux, Sid et Nancy, lui joue un tour et le fait boire à son insu. Ne supportant plus d’être la risée de tous, Herring se rebelle. Il part dans la nuit dépenser l’argent de son prix dans l’alcool et la débauche.
Composé en 1947, un an après Le Viol de Lucrèce, Albert Herring est un opéra de chambre en trois actes de Benjamin Britten. Le livret s’inspire d’une nouvelle de Maupassant : Le Rosier de Madame Husson. Alors que la nouvelle finissait sur un ton pessimiste – le jeune héros devenait un alcoolique mis au ban de la société – Albert Herring, lui, symbolise une jeunesse qui brise les carcans d’une société puritaine. Autre liberté prise par rapport à Maupassant : Britten ajoute une touche d’humour à l’histoire.
Le metteur en scène Richard Brunel ne s’y est pas trompé et modernise avec succès l’argument. Il dissémine ça et là des ressorts comiques efficaces, comme l’utilisation de micros qui sifflent pour les discours lors du banquet ou l’accoutrement de Herring, affublé d’un diadème et d’une écharpe de Miss Univers, où est inscrit le titre « Queen of May ». Le bruit de la tondeuse et la scénographie de Marc Lainé, qui place l’action dans une « gated community » américaine, peuvent faire frémir au lever du rideau, mais l’ensemble se révèle très vite cohérent, habile et bien rythmé. Car si Herring signifie hareng en anglais, l’expression « red herring » est aussi synonyme de diversion ou fausse piste. Ainsi, à l’image du héros qui finit là où on ne l’attendait pas, les doutes sur la mise en scène sont vite levés.
En parlant de son travail sur l’opéra, le metteur en scène évoquait Tati, Hitchcock, Lynch et Kubrick. On pense aussi à Burton dans Edward aux Mains d’Argent grâce aux costumes de Claire Risterucci dont les couleurs flash, associées au vert du gazon, tranchent avec l’uniformité des maisons blanches. Les caméras de surveillance sont omniprésentes et la vidéo est utilisée à bon escient, qu’il s’agisse de dénoncer l’immoralité des jeunes filles ou de filmer en direct un Albert perplexe lors du banquet.
Richard Brunel a étudié la dramaturgie de l’œuvre en lien étroit avec le chef d’orchestre, Laurence Equilbey. Celle-ci mène l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Haute-Normandie avec énergie et subtilité. Le casting anglophone de treize chanteurs est très investi dramatiquement sur scène. On ne se lasse pas de la prestation scénique de Felicity Palmer dans le rôle de Florence Pike. Nancy Gustafson en Lady Billows et Hanna Schaer en Mrs Herring semblaient moins en forme vocalement le soir de la représentation. Le quatuor comique composé d’Ailish Tynan (Miss Wordsworth), Christopher Purves (Mr. Gedge), Simeon Esper (Mr. Upfold) et Andrew Greenan (Superintendant Budd) est convaincant. Dans les rôles des enfants, les jeunes chanteurs de la Maîtrise des Hauts de Seine font preuve d’une grande maîtrise vocale. Les jeunes chanteurs, Leigh Melrose en Sid et Julia Riley en Nancy, possèdent des voix prometteuses. En roi de mai, avec de joyeuses mimiques, Allan Clayton est excellent : il mérite bien sa couronne.
La musique de Britten est subtile et empreinte d’ironie. Cette coproduction de l’Opéra Comique et de l’Opéra de Rouen Haute – Normandie rend ainsi justice à cet opéra méconnu.