Pour cette Alcina qui marque sa quatrième année à Aix-en-Provence, Katie Mitchell revient à la case (et aux cases) Written on Skin : même décor sur deux niveaux, même opposition entre action principale et action secondaire. A cela près que cette fois, les communications entre les deux espaces sont beaucoup plus fréquentes, au point de quasiment inverser le rapport. Ce qui se passe dans la zone « secondaire » est au moins aussi intéressant, sinon parfois davantage, que ce qui est présenté dans la zone principale brillamment éclairée. Inspirée par un sentiment louable, la metteuse en scène britannique est allée chercher dans l’Arioste ce que le livret ne nous dit pas : Alcina et Morgana sont en réalité vieilles et laides, car seule la magie les fait paraître séduisantes. D’où l’idée de nous montrer les sorcières telles qu’elles sont vraiment dès qu’elles sortent de la pièce magique : il leur suffit d’en franchir les portes pour se métamorphoser. Les entrées et sorties sont admirablement réglées, mais puisque les jeunes et belles magiciennes ne sont qu’une illusion réservée à leurs victimes, on en vient bientôt à se dire que le plus important est ailleurs, dans ces locaux techniques où elles trament leurs sombres desseins. Et là aussi, on aimerait savoir si Katie Mitchell avait prévu l’hilarité du public devant la machine à transformer les hommes qui occupe le niveau supérieur du décor : comme dans ces usines mythiques où une vache entrait à un bout de la chaîne pour ressortir sous forme de corned beef à l’autre bout, il suffit de poser un individu sur le tapis roulant pour qu’il réapparaisse quelques secondes plus tard en animal empaillé, prêt à exposer dans une vitrine.
© Patrick Berger
Avant leur taxidermisation, les deux sœurs tirent de ces hommes-objet tout le plaisir possible, ce que le spectacle nous laisse voir sans guère d’ambiguïté : quand les gâteries que lui réserve Ruggiero ne lui suffisent pas, Alcina s’en administre elle-même, et sa sœur, la fée fétichiste, est plutôt branchée SM et bondage. Evidemment, dans cet univers, Ruggiero a bien du mal à se ressaisir, même lorsque Bradamante lui remet le grappin dessus : alors que Melisso et elle préparent activement l’attaque finale de l’île d’Alcina, le pauvre garçon est bien ridicule avec sa mitraillette dont il ne sait visiblement que faire pendant « Sta nell’Ircana ». Il faut donc parfois tout le talent des chanteurs pour imposer leur personnage, avec plus ou moins de bonheur. Krzysztof Baczyk n’a qu’un air, mais il lui suffit à affirmer sa silhouette de militaire en mission clandestine. Membre du Tölzer Knabenchor, le tout jeune Elias Mälder chante délicieusement les deux airs qui lui ont été conservés, avec une amusante dégaine de scout. Ouvertement gérontophile, puisqu’il sait, lui, à quoi ressemble vraiment Morgana hors de la salle magique, Anthony Gregory est un Oronte tout à fait correct mais guère marquant. On attendait beaucoup de Katarina Bradić, remarquée ici et là : sa Bradamante possède un superbe timbre grave, mais c’est le volume qui fait un peu défaut, surtout dans les airs virtuoses. Anna Prohaska est une Morgana qui, peut-être paradoxalement, conquiert lorsqu’elle s’avoue défaite, avec un magnifique dernier air, mais son « Tornami a vagheggiar » n’en est pas moins acrobatique et très orné, au contraire de la version qu’elle en avait enregistrée dans son disque Enchanted Forest. Philippe Jaroussky bénéficie en Ruggiero d’un rôle principalement axé sur la douceur, ce qui lui convient à merveille, avec un fort beau « Verdi prati » (mais quelle étrange idée, sur cet air, de faire danser un slow à Bradamante et Morgana) ; scéniquement, on l’a dit, l’antihéros n’est pas gâté, mais la mise en scène « féministe » – dixit Katie Mitchell – le veut dépassé par les événements. Dans ces conditions, Patricia Petibon triomphe sans peine, à partir d’un « Ah, mio cor » dont l’hystérie est d’autant plus frappante qu’elle est montrée au ralenti, fait exceptionnel car dans la salle magique, les personnages agissent à un rythme normal, les mouvements admirablement décélérés étant réservés à la « zone secondaire ». Certes, les effets expressionnistes et les notes extrapolées feraient peut-être sursauter les puristes, mais l’actrice impressionne autant que la chanteuse.
Une fois de plus, le chœur est caché dans la fosse, mais MusicAeterna a l’habitude, puisqu’il en va de même dans L’Enlèvement au sérail. Tout en sérénité et en demi-teintes dans Mozart, le Freiburger Barockorchester sonne bien différemment dans Haendel : sensible aux reproches formulés à l’encontre de son Ariodante l’an dernier, Andrea Marcon semble vouloir exacerber les contrastes, notamment de rythme entre les parties A et B des arias da capo, avec des résultats qui ne laissent pas l’oreille indifférente.