Les blasés, les peine-à-jouir auront probablement froncé les sourcils en découvrant l’excitation de notre confrère devant les débuts scéniques de Karina Gauvin en Alcina. Ils l’auront sans doute mise sur le compte de cette admiration béate et frénétique que suscitent, à l’instar des stars de la pop ou du rock, certaines divas. Or, quelques semaines après la création de l’Alcina montée par Jiří Heřman à Brno puis sa reprise à Versailles, le public du Théâtre de Caen réservait vendredi dernier de longues ovations à l’artiste québécoise. Nous n’avons jamais été bouleversé par l’art de Karina Gauvin, qui nous a souvent paru trop lisse, trop égal, mais cette fois nous rendons les armes : elle éclipse véritablement tout le monde. Exister face à cette Alcina constitue un vrai challenge – et même un double défi. D’abord, parce que le rôle est d’une richesse et d’une profondeur incomparables, Haendel lui conférant une dimension supplémentaire qui achève d’isoler cette femme « toujours seule et abandonnée » (Jiří Heřman) des autres personnages. Ensuite, parce que l’interprète s’en approprie chaque note, chaque syllabe pour développer une lecture aussi personnelle et irréductible que celle d’une Sandrine Piau. Notre cœur se révèle incapable d’élire une Alcina plutôt qu’une autre. C’est peut-être sinon le rôle de sa vie, du moins celui que la postérité retiendra plus que tout autre dans le parcours de Karina Gauvin.
La dynamique s’est légèrement réduite, l’aigu manque parfois de plénitude, les traits sont moins acérés (« Ma quando tornerai »), mais l’opulence nacrée du médium impose d’emblée (« Di’, cor mio ») la beauté lasse de la magicienne dont les pouvoirs commencent de s’estomper et que l’amour rend tragiquement vulnérable. Sublimé par une pénombre infiniment suggestive, « Ah ! mio cor ! » est le climax espéré, grandiose et pourtant subtilisé jusqu’au murmure, soutenu par la pulsation quasi organique du Collegium 1704. Nous partageons sans réserve l’enthousiasme de Guillaume Saintagne à l’endroit de Václav Luks et de son ensemble, y compris dans les interventions solistes. A-t-on déjà entendu pareille effusion du violoncelle dans « Credete il mio dolor » ? Sans surprise, Morgana échoit à un soprano d’essence légère, en l’occurrence acidulé mais relativement agile (Mirella Hagen), bien que certains suraigus détonnent. Un autre choix était pourtant possible, la présence de Karina Gauvin durant son lamento nous rappelant qu’elle campa aussi la sœur d’Alcina sous la direction d’Alan Curtis. La sensibilité de Mirella Hagen fait mouche, mais le chant du violoncelle nous étreint tout autant sinon davantage.
Alcina © Marek Olbrzymek
Difficile d’exister, écrivions-nous, face à une telle Alcina : Karina Gauvin domine largement ses partenaires, à commencer par Ray Chenez. Si Ariodante sollicitait davantage la virtuosité de Carestini, au grand dam du castrat, Ruggiero requiert d’autres moyens que ceux du contre-ténor, si prometteur il y a quelques années. Certains forte exposent les fêlures du timbre et l’ornementation révèle les limites d’un aigu désormais moins étendu et facile. Néanmoins, « Mi lusinga il dolce affetto » exhale une mélancolie délicate et le chanteur fait montre d’un bel abattage dans « Sta nell’ircana » où, ceci dit, l’orchestre lui volerait presque la vedette. Une tessiture piégeuse entrave irrémédiablement la projection de Václava Krejcí Housková, Bradamante à la vocalisation trop souvent inaudible (« Vorrei vendicarmi »). Alors que Haendel avait conçu la figure d’Oberto pour mettre en valeur le soprano juvénile de William Savage (précédemment Joas dans Athalia), il connaît un sort moins heureux avec celui, pourtant adulte, mais frêle et sourd d’Andrea Široká. En revanche, bien qu’il n’ait pas les assises d’une basse, Tomáš Král (Melisso) livre une lecture très stylée de son seul air, la méditative sicilienne « Pensa a chi geme d’amor ». Emblématique d’un spectacle qui cherche un peu trop souvent à dérider l’auditoire – craignant peut-être que la gravité du drame ne le rebute –, l’Oronte de Krystian Adam fanfaronne à l’envi. Or, pour peu que le personnage oublie de gesticuler, son ridicule s’efface, l’émission s’assouplit et l’élégance du ténor nous ravit (« Un momento di contento », ruisselant de tendresse et où le moelleux des cordes le dispute à la suavité du soliste).
Nous n’allons pas nous étendre sur les options dramaturgiques et scénographiques, déjà commentées ici même au lendemain de la création versaillaise. Une faune – forcément chimérique – peuple l’île d’Alcina et s’ébroue avec plus ou moins de bonheur et de pertinence. Le torse nu et coiffés de tête de fauves (superbes réalisation d’Alexandra Grusková), certains danseurs incarnent les sortilèges cruels infligés par Alcina à ses amants, tandis qu’une autruche et un manchot, bientôt rejoints par un poisson, apportent une touche comique. D’abord plaisante, cette drôlerie devient parfois envahissante quand elle ne parasite pas l’action principale. Mettons plutôt en exergue le travail éminemment poétique de Daniel Tesar sur les éclairages ou encore ces jeux d’ombres que les miroirs de la villa d’Alcina, décor modulable, projettent sur le fond de scène. Flots marins, dédale de palais ou labyrinthe végétal, les images en viennent à évoquer aussi les errances d’Alcina et son paysage mental, Jiří Heřman n’hésitant pas également à dépouiller le plateau dont la nudité traduit alors l’immense vide intérieur où s’abîme l’enchanteresse.