Chaque année, le festival Haendel organisé par l’Opéra de Karlsruhe propose deux œuvres principales dont une nouvelle production – avec pour cette 42e édition l’exceptionnel Serse – et la reprise du spectacle créé l’année passée, en l’occurrence Alcina . Autant Serse donne dans la farce ultra-kitsch contemporaine cependant parfaitement maîtrisée, autant Alcina est ancrée dans un dépouillement et une recherche d’intemporalité qui confine à l’épure. Mais dans les deux cas, il s’agit d’une réussite époustouflante.
Il faut tout d’abord saluer le travail de James Darrah, jeune metteur en scène californien déjà très familier de Haendel (Agrippina, Teseo, Ariodante, L’Allegro, Radamisto, Semele, Amadigi et Saül). L’île enchantée de la magicienne Alcina est ici un décor très sobre, couvert d’une sorte de peau de mammifère en mue dessinant une curieuse carte des sentiments, avec en guise de forêt des filaments, entrelacs de cordages qui évoquent aussi bien l’abordage qui menace l’île que la toile dans laquelle est maintenu prisonnier Ruggiero, le héros que son épouse Bradamante va essayer de délivrer des envoutements de l’enchanteresse. Le dispositif fait également penser à une immense salle vidée de ses occupants dont les meubles auraient été recouverts de tissus effilochés, couverts de la poussière (d’or, tout de même) de l’oubli. Il s’en dégage une atmosphère mortifère et mélancolique, tout à fait dans le ton de l’intrigue, ce qui met en valeur les affres de la jalousie ou de la trahison, de la passion amoureuse sans retour ou le désespoir que vivent les protagonistes, sans oublier les personnages interprétés par les membres du chœur, transformés qui en vague, qui en animal sauvage, qui en feuille morte. Pour magnifier encore cette vision qui n’est que mirage créé par une fée, mais si vraie qu’on ne peut qu’y croire, des projections nous présentent cerfs et biches, lion à la crinière mitée, ce qui ne l’empêche pas d’être souverain, ou encore ombres dorées troubles et miroitantes. Quant au travail chorégraphique, brassant différentes tendances du XXe siècle, il est simplement superbe, quand bien même aucun chorégraphe ne soit mentionné. Alcina, chaque fois qu’elle apparaît dans toute sa splendeur, forte de la puissance de ses charmes, est encadrée par six danseurs qui accompagnent, prolongent et développent chacun de ses gestes et dires. La vision de sa sœur Morgana, soulevée et portée par le corps de ballet comme sur un catafalque alors que meurent les notes de sa complainte, resteront sans doute longtemps gravées dans le souvenir des heureux festivaliers (la salle est comble). Par ailleurs, les deux enchanteresses sont ravissantes, dotées d’une plastique impeccable. Marylin Monroe aurait sans doute demandé le nom du créateur (une femme, les costumes sont signés Chrisi Karvonides-Dushenko), tant les « chiffons » et drapés que portent les magiciennes sont élégants et seyants, à la fois modernes et baroques. Il va sans dire que les vêtements des autres protagonistes sont tout aussi recherchés. Chaque acte qui passe permet de mieux comprendre les effets glissés antérieurement dans une mise en scène au plus près du drame (aucun effet comique ou presque, on l’aura compris, contrairement à d’autres versions, telle celle de Christof Loy) et pleine de trouvailles subtiles comme de références plus ou moins directes. La reine contemplant la tête tranchée du cerf n’est pas sans rappeler The Queen de Stephen Frears, par exemple ; la transformation en accéléré du visage d’Alcina vieillie puis rajeunie (remarquable au demeurant) évoque nombre de péplums ou de films fantastiques et sans cesse, on pense à la gloire déchue de Gloria Swanson dans Sunset Boulevard : le drame de la magicienne abandonnée, comme la nymphe Calypso l’est par Ulysse, résonne ainsi très fortement.
© Felix Grünschloß
Tout ce raffinement permet de sublimer le drame et les affres décrits par Haendel. Si le plateau vocal inquiète un peu au démarrage, chacun mettant un temps plus ou moins long à se chauffer la voix, les quatre heures de spectacle et l’abondance d’arias merveilleusement équilibrées, harmonieuses et riches permettent des trésors d’ornementations. C’est à qui se livre à la pyrotechnie la plus extravagante, toujours en accord avec les contraintes et exigences des affects successifs. Tous semblent avoir mangé du lion et parviennent à nous décocher des suraigus ahurissants de puissance et de clarté ou des graves abyssaux et triomphants, selon la tessiture. Lauren Fagan, jeune étoile montante, éblouit en Alcina. Ses lamentos, et en particulier le « Mi restano le lagrime » sont littéralement gorgés d’or, comme en écho à certaines pubs de Dior, qu’on ne peut qu’adorer, tant la voix se fait douleur incarnée, tout en puissante noblesse et désarroi superbe. Le contre-ténor David Hansen renouvelle sa performance d’il y a deux ans ici-même dans Theodora, où il révélait petit à petit des trésors de vélocité et d’aisance. Des aigus tendus et une émission vaguement laide sont l’apanage d’un Ruggiero instrumentalisé qui peut à peu se révèle à lui-même et se délivre pour mieux laisser jaillir les feux de l’amour ardent et fidèle voué à son épouse. La mutation vocale est saisissante et de toute beauté. Aleksandra Kubas-Kruk apparaît tout d’abord comme un vilain petit canard vocal, tout à fait insupportable, dans tous les sens du terme. C’est pour mieux déployer tous ses talents de cygne élégant et majestueux qui maîtrise ses vocalises l’air de rien et dévoile un nuancier délicat, notamment dans son « Credete al mio dolore ». Ses talents de comédienne font ressortir tout l’exubérance et les contrastes du personnage de la fée Morgana. Évidemment, le personnage de Bradamante, femme délaissée campée dans sa dignité, ne permet pas toutes les fantaisies et effets spectaculaires que déploient les magiciennes. Mais Benedetta Mazzucato réussit à tirer son épingle du jeu et met la délicate beauté de son timbre au service d’une interprétation tout en sobre retenue, quoique impressionnante de vélocité dans « Vorrei vendicarmi ». Samuel Boden est un Oronte très plaisant qui séduit avant tout par les qualités de sa diction et une présence scénique qui fait naître l’émotion. La jeune lyonnaise Alice Duport-Percier, qui fait ses débuts au Staatstheater, est l’innocence incarnée dans le rôle du jeune Oberto ; elle y déploie avec aisance une pureté cristalline. Enfin, le baryton polonais Daniel Miroslaw donne de la couleur et de l’étoffe au personnage de Melisso, complétant un plateau vocal très équilibré et idéalement soutenu par les Deutsche Händel-Solisten sous la conduite d’Andreas Spering, dont c’est l’un des opéras préférés. Il sait admirablement le faire entendre. Les arias deviennent duos et trios, souverainement soutenus voire doublés à la perfection par le violoncelle ou le théorbe.
Le public, en liesse, finit debout et à droit en prime à des pirouettes offertes au cours des saluts par les chanteurs vedettes survoltés. Une féerie hors du temps…