Quarante ans, l’âge charnière pour les barytons ? Alexandre Duhamel l’affirmait en interview la saison passée : « A force de travailler, de me muscler, d’apprendre à me connaître, il s’est passé quelque chose ». Un récital à la Sainte Chapelle en apporte la confirmation, dans ce répertoire français qu’il disait devoir défendre. Bien lui en prend.
Zurga d’abord, son « rôle porte-bonheur », le premier de sa carrière, repris en septembre dernier à Toulouse, évoqué ici à travers trois extraits qui tirent profit de l’expérience. Le personnage est habité, non par le geste – nous ne sommes pas sur une scène d’opéra – mais par le regard, fixe, intense, et par la présence, herculéenne, les deux pieds ancrés au sol, le corps tel un tuyau d’orgue, droit, solide d’où jaillit le son avec plus ou moins de force selon l’effet recherché. Le timbre, glorieux, d’un brun soutenu, mat ou luisant – là encore, c’est selon –, s’assombrit lorsque la voix s’enfonce dans les profondeurs de la tessiture, et s’éclaircit dès qu’il lui faut desserrer son étreinte. L’aigu jaillit sans effort ; le grave semble ne pas avoir de limite. La diction est superlative. Chaque mot distinctement prononcé tombe lesté de son juste poids. La nuance vient au renfort de l’expression – Ah, la manière dont s’abîme « L’orage s’est calmé » au début de l’air de Zurga, en un murmure impuissant qui laisse deviner les tempêtes à venir ! La gestion du souffle, l’ampleur gagnée au fil du temps, le relief, le legato, tout ce qui fait que le chant s’écoule en un torrent dont le débit, naturel, obéit à l’intention…
Oui, il s’est passé « quelque chose » qu’il serait réducteur d’appeler maturité sauf à lui adjoindre confiance et liberté, deux mots chargés des promesses prodiguées ensuite par les autres numéros : Athanaël face à sa « terrible cité », déjà chargé de haine, de fureur, et d’éclat, plus imprécatoire sans doute dès qu’il aura été confronté à l’épreuve de la scène – et l’on attend alors avec impatience les doutes puis les fêlures du troisième acte ; Scarpia en avant-première dont le « Te Deum » fracassant arrache des cris d’enthousiasme au public, prédateur déjà ivre d’infamie même si privé par le format du récital de l’appui graduel du chœur et de l’orchestre ; Posa, en français, à ne pas négliger pour entretenir ce tracé souverain de la ligne que la tentation wagnérienne pourrait altérer ; Méphistophélès de Gounod, concédé sans doute afin de disposer d’un trio le réunissant à ses deux partenaires. Fabienne Conrad, soprano – Leila, Juliette, Manon, Marguerite –, se charge en sus de présenter chacun des numéros. Valentin Thill, ténor – Nadir, Roméo, des Grieux, Faust –, offre en début de soirée un « je crois entendre encore » d’une grande maîtrise technique, avec une gestion remarquable de la voix mixte, mais apparaît ensuite davantage tendu, comme en attente de ce « quelque chose » qui aidera son jeune talent à gagner en souplesse et en demi-teintes.
Au piano, Dorothée Bocquet campe le décor et suggère les ambiances tout en apportant le soutien attendu aux trois chanteurs Ce récital est le cinquième des treize concerts de Paris Sainte Chapelle 2024, un festival d’opéra sur cinq week-ends, jusqu’au 1er mai, qui alterne grandes voix et espoirs de l’art lyrique dans un mélange réjouissant de répertoires. Les prochains rendez-vous seront rossiniens : Michael Spyres, le vendredi 12 avril et Marina Viotti le lundi 15 avril. Plus d’informations sur operafestival.fr.