Compte tenu de l’exotisme plus que relatif de l’Ali-Baba de Lecocq, on ne tiendra pas grief à Arnaud Meunier d’en avoir transposé l’intrigue de nos jours, dans un pays dont l’orientalisme se limite à la tenue des commis du magasin de Cassim, qui n’est plus ici le frère, mais le cousin par alliance du héros. Ni turbans ni djellabas, mais des tenues contemporaines, et un bleu de travail pour le pauvre Ali. Après tout, on ne peut pas tous les ans régaler les grands enfants que nous sommes de féeries comme le Mârouf de la saison dernière, et la musique de Lecocq n’ayant rien de bien dépaysant (surtout si l’on coupe la chanson arabe de Zizi et tout le ballet du troisième acte, comme c’est le cas pour cette production), autant nous montrer les personnages de cette intrigue assez boulevardière dans ce qu’ils ont de plus proches de nous. Jusque-là, tout va bien. Mais de là à y voir une satire de la société de consommation, il y a un pas qui ne semble réellement franchi que dans la note d’intention, car la dénonciation n’apparaît guère en scène. Quand Morgiane est vendue au plus offrant, l’apparition de la jeune femme en sous-vêtements, enchaînée, renvoie davantage à des fantasmes SM qu’à la commercialisation envahissante de notre société. Quant à montrer l’indécence des nouveaux riches, cela voudrait dire détruire l’image positive que l’on a d’Ali-Baba depuis le départ, et ce n’est pas ce qui est fait, en fin de compte. On se retrouve donc avec quelques gags liés à l’actualisation et à la dés-orientalisation – dans le trio déplorant la mort de Cassim, « c’est son turban, c’est son burnous, c’est son caftan » est remplacé par « C’est son chéquier, c’est sa Gucci, c’est ses clefs » – mais on n’a au total guère plus qu’une pantalonnade grimaçante avec couple chamailleur et couplets égrillards. La mise en scène semble par moments prendre le chemin d’une parodie avouée d’un certain style de théâtre, mais reste au stade des intentions : quand le chœur et les protagonistes dansent en adoptant toutes les poses stéréotypées de l’opérette type Châtelet d’après-guerre, il n’est pas sûr que tous les spectateurs y aient vu une caricature (on espère que c’en était bien une). Le plus gênant, c’est enfin ces baissers de rideau à chaque changement de tableau : alors que le décor est d’un dépouillement qui confine à la misère, avec ces faux escalators qu’on retourne pour former la caverne des voleurs, il faut à chaque fois attendre de longues minutes, ce qui a pour effet de casser le rythme que devrait avoir le spectacle. Serait-ce là la plus parlante dénonciation du pouvoir de l’argent ? Faute de moyens, le spectacle reste désolamment vacillant : L’argent ferait donc vraiment tout ?
C’est d’autant plus dommage que la distribution réunie était fort prometteuse. On y entendait certes toute une gamme d’accents, mais rien de rédhibitoire. Tassis Christoyannis révèle une nouvelle facette de son grand talent : si on le connaissait tragédien, on ne l’attendait pas forcément dans une opérette, mais il se tire fort bien de l’exercice, dans un rôle qui n’impose nullement de tirer la couverture à soi. Sophie Marin-Degor est une exquise et solide Morgiane, avec une gourmandise inimitable dans son articulation du français, qui s’épanouit dans les airs que Lecocq a réservés au personnage, « Aussi je ne vous dis que ça » et la chanson du Bengali. Avec la mezzo Christianne Belanger, membre de l’Académie de l’Opéra-Comique, on découvre une véritable nature comique, qui souligne à merveille tous les sous-entendus coquins des airs « Vous souvient-il du petit bois » ou « Comme un beau lys ». Ainsi que dans La Fille de Madame Angot, les ténors doivent se contenter de rôles secondaires : ex-membre de l’Académie, François Rougier est ici le ridicule Cassim, qui n’a même pas droit à un air mais doit se contenter de participer à des ensembles. Incarnant le non moins grotesque Zizi, Philippe Talbot a au moins à chanter en solo les quelques phrases où il évoque le butin rapporté par les voleurs. Quant à Mark Van Arsdale, le personnage de Saladin joue vraiment les utilités. Kandgiar, le chef des voleurs, est interprété par un Vianney Guyonnet dont on a surtout l’occasion d’admirer les pectoraux dans un numéro de danse acrobatique. Le chœur remplit fort bien son rôle dans les quelques scènes où il apparaît, les voix d’hommes étant plus sollicitées pour incarner les voleurs (avec notamment une première apparition qui n’est pas sans évoquer les conspirateurs de Madame Angot), et l’orchestre de l’opéra de Rouen dirigé par Jean-Pierre Haeck fait sonner cette musique qui aurait mérité une meilleure mise en valeur visuelle. Heureusement, il reste bien d’autres œuvres de Lecocq à remonter, et à condition d’avoir de l’argent dans ses caisses, l’Opéra-Comique a encore du pain sur la planche.