Il y a un demi-siècle, qui aurait pu imaginer que l’opéra renaîtrait par le biais de l’Histoire ? Qui aurait deviné que 150 ans après Les Huguenots entrelaçant la Saint-Barthélémy avec une intrigue amoureuse, l’art lyrique trouverait un nouveau souffle en revisitant les grands événements d’un passé certes beaucoup plus récent ? Nixon in China est souvent considéré comme l’acte de naissance du CNN Opera, ce « grand opéra à l’américaine », et l’on ne compte plus désormais les ouvrages s’inscrivant dans cette veine. Pour son premier opéra scénique, l’Argentin Sebastian Rivas (né en 1975) a donc eu tout naturellement l’idée, en collaboration avec son compatriote Esteban Buch, de se pencher sur un événement majeur de l’histoire de son pays, la guerre de Malouines en 1982. Bien sûr, il n’est pas question de montrer les combats, et pour cette partition d’une durée à peine supérieure à une heure, les concepteurs ont fait le choix d’aborder l’épisode de biais, filtré par la mémoire – ou l’absence de mémoire – de ses acteurs majeurs, Margaret Thatcher, au cours de la visite qu’elle rendit en 1999 au général Pinochet, l’ex-dirigeant du Chili, pays allié de la Grande-Bretagne durant le conflit (d’où le titre de l’œuvre, « Alliés »). Quatre personnages, donc – la Dame de fer et l’infirmière qui l’accompagne, le dictateur et l’aide-de-camp qui le materne – sont réunis dans un salon, où ils prennent le thé et échangent quelques propos incohérents, les deux ex-chefs d’Etat souffrant de sénilité avancée. Même si une idylle semble se nouer entre les deux autres protagonistes, essentiellement à travers un tango passionné, point d’intrigue amoureuse ici, comme si l’on ne retenait de Nixon in China que la scène de confrontation entre le Mao et le président des Etats-Unis. Encadrant la rencontre par ses interventions, un soldat argentin vient rappeler les atrocités du conflit des Falklands.
L’exercice est mené avec brio et humour, et Sebastian Rivas gagne son pari haut la main, pour un ouvrage court, sans grandiloquence, et aux moyens somme toute assez légers : six instrumentistes, quatre chanteurs et un comédien. La partition fait la part belle à la guitare électrique et aux percussions et, surtout, propose un usage habile de la sonorisation, présente d’un bout à l’autre de l’œuvre et avec des résultats autrement convaincants que dans certaines créations récentes. Loin de n’être qu’un gadget, source de crachouillis occasionnels et gratuits comme dans [le lecteur complètera], le recours à l’électronique fait ici réellement sens ici, notamment lors de la scène fascinante où les mots prononcés par Margaret Thatcher sont amplifiés, répétés et déformés comme en un chœur d’échos. Sans nuire à l’intelligibilité, la parole est ici souvent triturée, réitérée, mêlée au borborygme. Rivas joue aussi de la citation, parfois en fonction de certains mots du livret : quand l’infirmière dit à Miss Maggie « Votre devoir est de vous souvenir », le mot remember déclenche inévitablement une réminiscence très développée du « Remember me » de Didon et Enée. La mise en scène d’Antoine Gindt manifeste la même virtuosité dans son recours intelligent à la vidéo, en dédoublant l’action, vue de face par le public et sous d’autres angles par deux caméras dont les images sont projetées au-dessus de la scène. Ce procédé implique une authentique direction d’acteurs et des chanteurs réellement capables d’incarner leurs personnages, puisque les gros plans sont nombreux.
Bien sûr, par leur physique, les interprètes ne ressemblent ni à Pinochet ni à Mme Thatcher, et ils n’ont heureusement pas l’âge qu’avaient en 1999 ces deux personnalités. Mais peu importe, en réalité, car on adhère très vite au procédé. Lionel Peintre déploie ses talents bien connus de comédien et se montre parfaitement crédible en infirme saisi par Alzheimer. La partition lui impose un recours fréquent au falsetto, sans exiger de grandes prouesses vocales par ailleurs. Habituée de la musique contemporaine – on la verra le mois prochain à Toulouse dans Massacre de Mitterer –, la mezzo lituanienne Nora Petročenko est une éblouissante Dame de fer, tantôt sûre d’elle, tantôt absente, tantôt rongée par le souvenir, et Sebastian Rivas lui permet des envolées lyriques, certes brèves, où elle révèle un timbre somptueux. Soprano agile, et également rompue au contemporain – elle participera à Bruxelles à la création du Penthésilée de Pascal Dusapin –, Mélanie Boisvert tire le maximum du personnage de l’infirmière. Pour compléter le quatuor, on attendrait une voix de ténor, mais c’est un deuxième baryton qui a été préféré : à Thill Mantero échoit donc le rôle un peu plus effacé de l’aide-de-camp, auquel il revient pourtant de rappeler la liste des crimes commis par Pinochet. Dans le rôle parlé et parfois fredonné du « Conscrit », Richard Dubelski impressionne par son implication totale en soldat possédé par le passé. Sous la baguette de leur directeur musical, le chef français Léo Warynski, les six musiciens de l’Ensemble Multilatérale exécutent avec aisance et rigueur une partition dont on comprend qu’elle ait déjà fait un joli parcours, et l’on attend maintenant que Sebastian Rivas s’attaque à une œuvre lyrique de plus grande ampleur.