Amica en déboulant dans le fond d’un ravin semble avoir entraîné l’opéra auquel elle donne son nom dans le gouffre de l’oubli. Car qui connaît Amica ? Boudée par les théâtres, peu enregistrée, aucune étude digne de ce nom ne lui a été consacrée. Ne cherchons pas les raisons d’un tel désamour. Signalons simplement que c’est l’ensemble des compositions de Mascagni qui est aujourd’hui négligé à l’exception notable de Cavalleria Rusticana, qui a fait son entrée à l’Opéra national de Paris la saison dernière. Ainsi, Monte-Carlo, où a été créée Amica le 16 mars 1905, fait preuve d’originalité en la programmant. Représentée dans la langue originale, le français, le livret de Paul Bérel met en évidence l’esprit étriqué des gens de la montagne qui conduit au malheur.
Maître Camoine, propriétaire d’une ferme dans le Piémont, décide de marier sa nièce Amica pour s’en débarrasser. Giorgio, un de ses fils « adoptifs », est l’heureux élu, au désespoir d’Amica qui aime le frère robuste et séduisant de ce dernier, Rinaldo, chassé par le Camoine un an auparavant. Menacée de connaître le même sort, l’infortunée ne sait à quel saint se vouer. Rinaldo arrive. Comme il est furieux lorsqu’il apprend le dictat imposé à sa bien-aimée, Amica prend soin de ne pas dévoiler le nom de celui à qui on l’a destinée. Ensemble, ils se font la malle sous le regard malveillant de Magdelone, la compagne du Camoine, qui prévient Giorgio de leur fuite. Les rattrapant, ce dernier reconnaît son frère sous l’oeil affolé d’Amica. Face à la douleur de Giorgio qui s’évanouit, Rinaldo renonce à Amica et lui demande, avant de partir seul dans les cimes, de rester au côté de son frère. Refusant ce nouveau dictat, Amica suit Rinaldo bravant les dangers de la montagne malgré Giorgio qui, revenant à lui, tente de la retenir. À bout de force, elle chute dans l’abîme laissant les deux frères seuls. « Amour maudit ! », concluent-ils en choeur.
Rien au début de la partition ne laissait présager une fin aussi tragique. Les sons de cloches qui ouvrent l’opéra, signifiant le lever du jour, installent au contraire une atmosphère paisible et bucolique. Une immersion à partir de laquelle l’orchestre excelle sous la direction de Gianluigi Gelmetti. Précis dans l’exécution, soucieux de chaque pupitre, minutieux dans les moindres détails, le chef sublime une partition non dépourvue de difficultés, où musique et mots semblent fusionner. L’équilibre sonore obtenu met en relief l’expressivité vocale des chanteurs. À commencer par Amarilli Nizza dont le léger vibrato ne gêne en rien l’interprétation d’Amica. L’ampleur de la voix n’empêche pas les nuances qui soulignent à propos les différentes émotions du personnage : de la femme suppliante à la femme déterminée en passant par la joie et le désespoir. Même constat pour Enrique Ferrer en Giorgio dont le jeu est à saluer tout comme le chant. De sympathique en début d’opéra, Rinaldo devient au fil de l’intrigue antipathique. Lucio Gallo sait illustrer la dualité du personnage, chargeant d’intention chacune de ses interventions. André Heyboer en Maître Camoine puis Annie Vavrille en Magdelone complètent avec brio cette distribution.
Conçus par Rudy Sabounghi, les décors sont aussi esthétiques qu’efficaces à commencer par celui de l’acte I qui représente l’intérieur d’une grange, prolongé par un espace extérieur derrière lequel apparaît le ciel et les hautes montagnes. L’intelligence de ce décor, soigné dans les moindres détails – en témoigne la saleté du plafond – repose sur l’immense porte de grange. Pouvant séparer les espaces, il clarifie puis dynamise les scènes de foule et de fête, ainsi que les scènes plus intimes. L’intrigue y gagne en consistance, notamment durant la supplication d’Amica au Camoine (derrière la porte fermée, on aperçoit la foule danser à l’extérieur). La mise en scène de Jean-Louis Grinda regorge de bonnes idées comme l’introduction de plans cinématographiques. En relation avec l’intermezzo, une vidéo en noir et blanc illustre les multiples caractéristiques qui composent une montagne : rochers, pentes abruptes, lacs, glaciers, neige, cascade… Une projection d’autant plus impressionnante que la caméra survole ces paysages aussi fascinants qu’effrayants qui sont figurés pendant l’acte II par une cime faite de cailloux surmontée d’une croix. Le travail sur les lumières de Laurent Castaingt est aussi à soulilgner notamment à la fin du premier acte lorsque le ciel se couvre progressivement pour éclater en orage. Les éclairs jaillissant autour de la personne de Magdelone, responsable du drame, sont du plus bel effet. Sur les derniers accords de l’opéra, le metteur en scène fait arriver un enfant qui se blottit dans les bras de Giorgio. Ne veut-il pas ainsi symboliser la métamorphose du frère fragile en homme fort et consolateur, l’enfant représentant Rinaldo meurtri ?