Alma Mahler fut dans sa vie une héroïne d’opéra. Aimée par quelques-uns des plus grands créateurs de son temps, mariée plusieurs fois, elle fut une muse libre, refusant d’être prisonnière des conventions de son époque. Sa transformation en héroïne d’un véritable opéra pouvait donc s’opérer sans difficulté, et c’est une excellente idée qu’a eue Orianne Moretti de se concentrer sur la relation d’Alma avec Oskar Kokoschka pour donner naissance à une création lyrique. Restait ensuite à déterminer quelle forme allait prendre ledit spectacle. Le biopic classique n’aurait sans doute pas été la solution la plus adéquate, et on comprend que la conceptrice du projet ait souhaité qu’un souffle poétique porte le spectacle. Emprunter à Baudelaire quantité de passages des Fleurs du mal est une solution assez convaincante, qui permet de dépasser les déclarations d’amour ou de désespoir ressassées par quelques siècles d’opéra. On est un peu moins enthousiasmé par les extraits du Faust de Goethe utilisés ici : le père d’Alma ne s’exprime qu’à travers des citations de ce texte, particulièrement amphigouriques dans la traduction française que proposent les surtitres, ce qui rend le personnage étrangement coupé du monde qui l’entoure. La question de la langue est également résolue de façon assez curieuse : dans les premiers instants du spectacle, Alma chante en allemand, le « chœur » en français, et l’on se dit que c’est une solution comme une autre. Mais pas du tout, car très vite, les personnages passent allègrement d’une langue à l’autre, changeant d’idiome à chaque phrase, ce qui paraît un peu gratuit.
Ajoutant à sa casquette de librettiste celle de metteur en scène, Orianne Moretti compose un spectacle fort, mais non sans bizarreries parfois. Si la lecture du synopsis fourni par le programme aide à interpréter certains choix obscurs, d’autres restent mystérieux. Pourquoi Alma jeune fille (personnage distinct de l’Alma « adulte » qui est la véritable héroïne) porte-t-elle une camisole de malade mentale, par exemple ? A côté d’images saisissantes, certains choix semblent bien galvaudés : Kokoschka crée en prenant la peinture à pleine main, et finit par en barbouiller le corps nu d’Alma. Et si les apparitions de la dizaine de personnages secondaires donnent lieu à de stupéfiants ballets, on a un peu de mal à saisir qui sont ces silhouettes parfois assez peu caractérisées, sauf par les superbes costumes expressionnistes de David Messinger, qu’on croirait sortis d’une toile d’Otto Dix. Le décor de Juliette Blondelle, en empruntant aux travaux de la plasticienne japonaise Adoka Niitsu, évoque de façon judicieuse le tournoiement de certaines toiles de Kokoschka.
Quant à la partition de François Cattin, elle est tout à fait séduisante, malgré quelques réserves. Cet élève de Sciarrino n’a rien d’un disciple dogmatique, et si sa musique installe d’emblée un climat personnel, avec des combinaisons de timbres inaccoutumées, on regrette qu’elle semble parfois se laisser aller à des facilités évoquant presque la bande son d’un film d’action. Souhaitons à ce compositeur toujours plus d’audace, sans aller jusqu’à s’aliéner l’intérêt du public, bien sûr. Une chose, en tout cas, est incontestable : François Cattin écrit merveilleusement pour les voix. Alors que dans tant d’opéras d’aujourd’hui, l’écriture vocale laisse à désirer et donne l’impression de ne pas vraiment intéresser celui ou celle qui la pratique, AMOK permet d’entendre des pages superbes pour cet instrument spécifique qu’est la voix humaine. François Cattin n’a rien contre les duos, ce qui est heureux avec un sujet comme celui qu’il avait à traiter, mais il s’autorise aussi d’extraordinaires ensembles réunissant une dizaine de solistes, qui sont peut-être les passages les plus fascinants de sa partition.
On saluera d’autant plus bas l’équipe de chanteurs réunie par l’Opéra de Reims pour cette création mondiale, même si aucun des personnages secondaires ne tire la couverture à soi (mentionnons quand même le timbre claironnant du contre-ténor Nicolas Zielinski, ou la brillante soprano Julia Knecht). Toujours éblouissante, Magali Arnault-Stanczak se joue des difficultés du rôle d’Alma jeune fille, qui exploite ses facilités dans l’aigu et le suraigu sans pour autant faire mal aux oreilles. Dan Popescu impose une solide présence scénique dans le rôle du père, malgré le texte ésotérique qu’il a à chanter. Kokoschka tourmenté, Till Fechner enthousiasme par la fermeté de son timbre et par la netteté de son articulation, qui permet de savourer la poésie de Baudelaire sans avoir besoin des surtitres. Le rôle d’Alma était initialement destiné à être créé par Maria Riccarda Wesseling, mais celle-ci a été remplacée, pour une raison inconnue, par Sophie Angebault. Les moyens vocaux de cette chanteuse française ne font aucun doute, mais on pourrait regretter une véhémence un peu uniforme dans l’expression ; l’actrice défend fort bien son rôle, et ne craint pas d’aller jusqu’au nu intégral quand la mise en scène l’exige.
A la tête des quatorze musiciens de l’Ensemble KNM Berlin, le chef Nicolas Farine se montre attentif à tous les détails de cette partition souvent complexe. En dépit de quelques réserves, on aimerait que les créations contemporaines suscitent toujours autant de questionnements, et l’on espère que l’œuvre connaîtra d’autres reprises après les représentations prévues à la fin du mois en Suisse, à la Chaux-de-Fond.