Il existe un lien indéfectible entre le Teatro alla Scala et Andrea Chénier, comme une histoire d’amour passionnée, avec des périodes de grande intensité et puis, allez savoir pourquoi, d’autres, longues parfois, où l’oubli côtoie la tiédeur. En cette nouvelle saison débutée comme le veut la tradition le 7 décembre, Milan a donc décidé de renouer avec Andrea Chénier et s’en est donné les moyens : 32 ans après (avec à l’époque, déjà, Riccardo Chailly), c’est la pièce maîtresse d’Umberto Giordano qui fait l’ouverture et c’est aussi et surtout la prise de rôle de Maddalena di Coigny par Anna Netrebko. Dix représentations au total, étalée sur presqu’un mois, nous assistons à l’avant-dernière.
Il s’agit d’une nouvelle production signée Mario Martone (que l’on avait découvert dans l’univers de l’opéra en 2008 avec Falstaff) qui nous propose une mise en scène convenue et fort convenable. Ambiance très fin de siècle (dix-huitième s’entend !), décrivant bien « ce monde poudré et vain », la fuite vers la barbarie ensuite, culminant avec cette guillotine haut perchée (IV) vers laquelle montent les amoureux dans une ultime posture figée à la Delacroix. Costumes d’époque, décors efficaces mais sans charme particulier, une direction de chanteurs parfois minimaliste. Bref, une production qui n’aurait pas dénoté au Met.
Riccardo Chailly, qui célèbre cette année ses 40 ans de collaboration avec la Scala, reprend donc cette partition qu’il connaît par cœur. Toujours élégant, toujours à l’écoute des chanteurs, sachant les accompagner. Il nous gratifie d’une soirée sans faute, mettant en valeur tel ou tel pupitre (un violoncelle soyeux, une harpe virtuose) et surtout emmenant l’action à un rythme effréné (les actes I et II sont enchaînés ainsi que les III et IV) mais toujours pertinent vers la tragique issue finale. Les chœurs sont fournis, rôdés, dans une partition en réalité peu piégeuse pour eux.
Le plateau vocal était attendu et pas seulement pour la prise de rôle de Netrebko.
Nous avons des rôles secondaires impeccables : Mariana Pentcheva au timbre acidulé est convaincante en Contessa di Coigny dépassée par les événements ; Annalisa Stroppa (la muletta Bersi) qui inaugure le II avec un « Temer ? Perché ? » de belle facture ; Carlo Bosi vaillant dans le rôle long et difficile de l’Incredibile. Une mention toute particulière pour Judit Kutasi dans le bref rôle de Madelon qui se résume à son aria du III (« Sono la vecchia Madelon ») qui a fait frissonner la salle. Sa voix chaude et ample, sa diction parfaite et un engagement remarqué pour quelques minutes d’une fulgurante intensité.
Pour ce qui est des trois rôles principaux, on le sait, Andrea Chénier ne souffre pas le manque de cohésion. Comme dans Tosca, par exemple, il faut trois protagonistes de même acabit ; si l’un vient à faillir, c’est l’ensemble qui vacille. Les trois personnages principaux sont ici entièrement interdépendants ; la musique souligne du reste pleinement, par les thèmes croisés du premier au quatrième acte, cette indissoluble interpénétration des destins.
Or, force est de constater que notre réserve tient à une hétérogénéité crasse.
© Brescia e Amisano
Le Gérard de Luca Salsi place d’emblée la barre très haute. Son aria d’entrée (« Compaciente a’colloqui…Son sessant’anni ») est d’une maîtrise impressionnante. Tout y est, la force, le jeu, la conviction et ce timbre finalement assez unique, fait de dureté puis de souplesse (au III) qui nous a séduit. Tout au long de l’œuvre, le baryton va faire montre d’une assurance étonnante dans les différents registres qu’il traversera. Il sera tour à tour révolté, amoureux, passionné et désespéré avec la même crédibilité. Dans la scène du III avec Maddalena, il y a en lui un Iago à peine dissimulé ! Et enfin quelle agilité, quelle intelligence de la partition !
Anna Netrebko ne déçoit pas ; elle renvoie ce soir-là une impression de totale maîtrise d’une partition dont il faudra tout de même bien dire un jour qu’elle n’est pas non plus la plus tortueuse de toutes… Anna Netrebko gère parfaitement la montée en puissance de son rôle. Au I, elle nous laisse admirer ses fameux médiums moirés, dont elle use pour notre plus grand bonheur. Puis c’est le duo avec Andrea au II qu’elle domine outrageusement comme elle dominera celui du IV, faute sans doute de combattant… Le point culminant demeurant à l’évidence l’acte III et cette scène avec Gérard où Netrebko trouve un partenaire avec qui lutter et, toujours au III, son « La mamma e mortà » que tout le monde attendait. Une question nous venait alors : n’ y avait-il dans cette salle certains qui avaient succombé, presque 63 ans plus tôt, à la folie Callas dans ce morceau de bravoure, passé aujourd’hui dans la légende ? Nous ne le saurons pas mais Netrebko, semble-t-il, a fait le choix de ne pas s’en inspirer. Elle nous propose une version moins tragique, plus humaine, plus proche, peut-être plus crédible aussi, plus vériste en un mot de cette page. Par ce seul aria elle réconcilierait avec le vérisme tous ceux que les épanchements inconsidérés insupportent. Rien de cela en effet avec Netrebko ; pas de froideur pour autant, mais un raffinement rare dans l’émotion qu’elle décide de faire passer. Prise de rôle réussie, convaincante et qu’on espère voir se concrétiser au disque très vite.
Reste le rôle-titre. Yusif Eyvasov, on lui reconnaîtra ce mérite, a chanté toutes les notes et çà n’est pas une mince affaire dans un rôle dense et souvent exigeant. Mais, comme on le craignait, il apparaît d’emblée (« Un di, all azzuro spazio ») raide, trop affairé à réussir une partition difficile. Il y a d’abord le jeu de scène, réduit à sa plus simple expression. On ne le voit pas se mouvoir avec une once de crédibilité, prisonnier en quelque sorte d’un rôle qu’il semble encore appréhender. La voix est par ailleurs toujours enrouée, par deux fois détimbrée, et surtout manque cruellement de nuance. Les deux duos dont on attendait tant (aux II et au IV) sont extraordinairement déséquilibrés, au profit de Maddalena bien sûr, même si Netrebko réussit finalement et paradoxalement à le libérer dans les dernières minutes. Dans un opéra vériste, tout ceci est très problématique. A tout prendre on préfèrera le Carreras de 1985, certes aux limites extrêmes de ses possibilités vocales, mais qui nous entraînait entièrement avec lui dans sa chute et rendait totalement crédible son personnage.
Cette – sérieuse – réserve ne nous empêchera pas de considérer l’ouverture 2017 de saison milanaise réussie. Le public ne s’y est d’ailleurs pas trompé, réservant un accueil enthousiaste à chacun au moment des saluts.