En ces temps tissés sur le fil de nos inquiétudes, ce récital donné hier soir à la salle Gaveau par Andreas Scholl tombe à point nommé comme une parenthèse de répit salvateur. Le contre-ténor allemand est un artiste rare dans tous les sens du terme. Loin du tape à l’œil médiatique, il se meut d’une rive lyrique à l’autre avec la grande discrétion de ceux qui n’ont rien à prouver, explorant les chemins de leur art, sans se soucier du plaire, avec cette constance qui les maintient dans l’excellence en dépit des années qui passent. Rare aussi est cette voix d’une élégance subtile, savant équilibre entre naturelle aisance et maîtrise technique. Elle nous fait souvent l’offrande d’une parenthèse en apesanteur traduisant toute la pudeur et l’intensité de l’émotion contenue du contreténor dans une gamme de teintes raffinées.
On aurait pu s’attendre à ce que ce récital fasse écho au dernier album de l’artiste, Twilight People qui, dans une langueur éthérée, aborde aussi bien les rives anglo-saxonnes que celles de l’Egypte à travers les répertoires de Berg, Copland, Vaughn Williams, et des inattendus Ari Frankel et Joseph Tawadros. Mais il n’en a rien été, l’artiste ayant choisir de revenir à des rivages moins contemporains consacrés au répertoire anglais du XVI et XVII. Au côté du luthiste Edin Karamazov, il nous convie à la découverte des folk songs traditionnelles de John Dowland, Thomas Campion et Robert Johnson auxquelles a été ajoutée une pincée d’Haendel avec la cantate Nel dolce tempo. En lieu et place de Twilight People donc, c’est l’univers musical d’un album plus ancien, Wayfering stranger, gravé en 2001 pour DECCA, que l’artiste nous convie de revisiter en partie.
Malgré une interruption due au malaise d’un spectateur, Andreas Scholl, imperturbable en dépit d’une pointe d’inquiétude pour le malheureux, nous a livré un voyage musical d’une rare maîtrise, d’une voix, claire, douce, lumineuse extatique, et dans une diction impeccable. On est ici loin de certaines démonstrations de pyrotechnie vocale dont sont généralement friands les contre-ténors. Certains diront que tout ceci manque de chaleur mais quoi de plus émouvant, justement, que la poignante pudeur adoptée, dans ces pièces musicales, par un artiste habité donnant une belle leçon d’humilité qui remet la virtuosité à sa juste place. La cantate Nel doce tempo d’Haendel, revisitée par le contre-ténor allemand, en est d’ailleurs une parfaite illustration. L’interprétation est ici profondément investie plus proche du cœur que de l’hédonisme vocal. Certes, l’instrument n’a plus tout à fait le même éclat que par le passé mais l’artiste compense adroitement les écueils du temps par une intelligence du texte, un sens du phrasé, et une musicalité exemplaire, délivrant un texte pleinement investi et surtout articulé, l’art du dire n’étant chez Andreas Scholl pas la moindre des vertus. Les phrasés sont des modèles de nuances, mettant en lumière les intentions du texte chanté, et témoignant ainsi d’une belle compréhension de la prosodie de la langue anglaise. L’art d’Andreas Scholl est de ne jamais perdre de vue le sens poétique sans lequel ce type de répertoire se réduirait à un pur exercice de style dans une mise en scène de soi.
Que ce soit dans le registre classique comme la cantate Nel dolce tempo de Haendel, qu’il a déjà gravée au disque avec l’Accademia Bizantina ou les folksongs, l’esthétique vocal du chanteur trouve sa parfaite plénitude dans la beauté de l’expression. Plus encore que par l’élégance des vocalises de la cantate Haendélienne, on est totalement envoûté par ces sons filés, cette pureté de la ligne de chant, cette grâce tant dans la déploration que dans la force méditative d’un I was a poor Wayfering stranger, ou dans l’évocation de la femme aimée de Can she excuse my wrongs ou de I saw my lady weep de John Dowland.
Quant au luth d’Edin Karamazov, mystérieux et insaisissable, il épouse le chant dans une parfaite complicité avec le contre-ténor et un respect d’une probité stylistique plutôt étonnante quand on se souvient de son interprétation débridée au côté de Sting dans l’album, The songs from the Labyrinth dédié au répertoire de Dowland, n’hésitant pas à bousculer son instrument pour en tirer les sonorités les plus singulières. Edin Karamazov se taille, par ailleurs, un beau succès personnel avec diverses improvisations dont une variation sur le prélude de Bach.
Une belle soirée, en compagnie d’une voix qui n’a rien perdu de sa force de séduction dans l’écrin de l’élégance et de la subtilité.