Anna Bolena en version de concert le mois dernier au Théâtre des Champs-Élysées marquait le couronnement parisien de Marina Rebeka. A Amsterdam, ce même opéra, avec dans le rôle-titre la même interprète, consacre cette fois la partition de Donizetti, rendue sinon à son intégralité – quelques reprises font défaut – du moins à sa vérité stylistique.
Au pupitre, Enrico Mazzola connaît cette musique dont il sait contourner certaines facilités pour en exalter le dramatisme. Belcanto oblige, sa direction respire avec les chanteurs, adopte des contrastes en conséquence et flatte une instrumentation à laquelle Donizetti a accordé le plus grand soin. L’Orkest Nederlands Kamerorkest que l’on n’attendait guère dans ce répertoire démontre s’il était encore nécessaire que l’orchestre n’est en rien la guitare géante que certains associent à ce genre d’ouvrage. Les chœurs sont au diapason.
Un même souci d’authenticité à guidé Jetske Mijnssen. Sa mise en scène évite de s’aventurer dans le labyrinthe d’une inutile transposition qui ferait par exemple d’Anna Bolena une réplique gothique de The Crown. Tout juste se fourvoie-t-elle dans l’usage – modéré – de marionnettes. L’une, représentant Anna, remplace le portrait dérobé par Smeton, « véritable preuve » pour Henry VIII « d’une noire trahison » sur laquelle dans ces conditions on peut s’interroger. Il règne sinon à la cour d’Angleterre une atmosphère irrespirable suggérée par les teintes sombres des costumes, l’exiguïté de la scène que ferme un long mur gris percé de quelques portes, le ballet inquiétant des courtisans, l’omniprésence de la future Elisabeth 1ère, à laquelle sa mère, Anna Bolena, prête peu d’attention. Ainsi, tout concourt à la solitude de la souveraine ; tout conspire à sa chute.
© Dutch National Opera / Ben van Duin
Cette approche psychologique est de celles qui nous semblent la mieux adaptées à l’interprétation de Marina Rebeka. Comme à Paris, la soprano lettone préfère la ligne à l’éclat, la probité qu’autorise une technique imparable aux débordements expressifs, le fil ininterrompu d’un « A dolce guidami » intériorisé à la fureur démonstrative d’un « Coppia iniqua » privé ce soir de son suraigu conclusif (et facultatif). Murée dans sa dignité, la reine apparaît résignée avant même l’annonce de la sentence fatale. Les quelques traits furieux qu’elle darde dans un sursaut d’orgueil n’en sont que plus saisissants.
Comme à Paris, sa rivale, Rafaella Lupinacci, lui oppose une tessiture ambiguë entre mezzo et soprano, une sensualité insolente, une même adéquation stylistique au rôle de Giovanna dont les deux visages se dessinent avec évidence : l’amie infidèle ; la femme passionnée et ambitieuse. Encore plus qu’à Paris, Smeton revendique une filiation rossinienne dont Cécilia Molinari a acquis les fondements sur les bancs de Pesaro. Les couplets de sa romance sont intelligemment variés ; sa cavatine s’épanouit au travers d’une vocalisation aussi précise qu’éloquente.
Mais au contraire de Paris, l’époux – Henry VIII – n’est pas un de ces monarques autoritaires à la voix noire comme l’âme – Adrian Sâmpetrean apparaît même parfois frêle, ce que sanctionneront quelques huées dans la salle au moment des saluts – et Percy, l’amant malheureux ne sacrifie à la présence ni l’élégance ni l’agilité consubstantielles au ténor romantique. En équilibre sur une émission haute non exempte de risques, Ismael Jordi cisèle chaque phrase avec un art de la nuance qui rend incontournables ses retrouvailles avec Marina Rebeka dans Maria Stuarda la saison prochaine sur cette même scène amstellodamoise.