Une fois encore, ce concert démontre l’inventivité de la direction du festival de Martina Franca, qui propose en lieu et place des productions prévues un programme de rechange où rien ne sent l’improvisation ou l’à-peu-près. Le titre, Seinovecento, est une de ces contractions dont la langue italienne a le secret. Il réunit les bornes temporelles indiquées par le sous-titre « De Monteverdi à Poulenc ». La vedette en est Anna Caterina Antonacci, dont le vaste répertoire s’étend justement sur ces trois siècles. Le fil conducteur est le thème de l’abandon, depuis la victime antique distinguée par sa naissance jusqu’à la femme anonyme du vingtième siècle.
Donné sans entracte, il se compose pourtant de deux parties. Pour la première, qui va de Monteverdi jusqu’à Marc-Antoine Charpentier, l’orchestre d’instruments anciens Cremona Antica occupe la moitié de l’espace scénique, côté cour. Les sept musiciens sont placés sous la direction d’Antonio Greco, lui-même à l’orgue et au clavecin et offriront un contrepoint précieux aux pièces chantées dans les pièces instrumentales qui mettront l’ensemble en valeur. A noter la participation, dans les pièces à quatre, de trois chanteurs aux tessitures complémentaires, probablement des stagiaires de l’Académie que le programme ne nomme pas et dont la musicalité est remarquée. Quand l’ensemble Cremona Antica quitte la scène, le pianiste Francesco Libetta vient s’installer au clavier de l’instrument installé côté jardin pour la sérénade tirée de Amor vuol sofferenza. Il y restera jusqu’à la fin, présence et soutien infaillible de la soliste et superbe interprète des Jeux d’eau de Ravel où son toucher fait perler, ruisseler, cascader, clapoter, gronder un flot musical enchanteur à peine troublé par une fugace sirène d’ambulance.
Francesco Libetta et Anna Caterina Antonacci © clarissa lapolla
Chez Monteverdi ou Charpentier, Anna Caterina Antonacci est chez elle depuis longtemps. La seule interrogation possible pourrait venir de la confrontation entre ce soir et nos souvenirs. Vain souci : dès son entrée en scène l’actrice a fait apparaître la fille de roi, que son malheur n’a pas privée de sa noblesse. Tout son maintien et ses attitudes, avec la plus grande économie de moyens, suggèrent une affliction sur la réserve, qui ne s’épanche que parce qu’elle est sûre de sa solitude. Mais à peine commence-telle à chanter que le sortilège agit à nouveau. La voix défie le temps dans la fermeté du soutien, la maîtrise de l’émission, les modulations de l’intensité, et la pureté de la ligne donne à la plainte une force émotive immédiate. Princesse abandonnée, nymphe révoltée, reine méprisée, magicienne bafouée, chaque personnage est incarné avec une évidence indiscutable, et la diction ciselée, tant en italien qu’en français, est une leçon à elle seule, tout comme la vigueur de la projection.
Quand elle en vient au répertoire du vingtième siècle, Anna Caterina Antonacci se cale dans la courbe du piano. Elle n’est plus alors une héroïne mythologique et son chant tend à devenir purement humain, un épanchement vers son partenaire au clavier. Hélas pour nous, elle a quitté le centre de la scène et ce changement de position dans l’espace modifie le son qui nous parvient, et la projection perd de sa netteté. Sans doute l’intimité y gagne et c’est bien le sens du parcours, où la plainte se dépouille jusqu’à la confidence parfois aux limites du murmure. L’art n’est pas en cause, simplement la physique de la transmission du son. Cela nuit pour nous à la découverte des chansons de Martucci, mais on savoure malgré tout ce qui nous parvient d’une Dame de Monte-Carlo pétillante d’esprit et on cueille comme on respire une fleur les Chemins de l’amour d’une merveilleuse subtilité.
Accueillie par de longs applaudissements, saluée au long du concert de nombreux « brava ! » et par une standing ovation au final, Anna Caterina Antonacci consentira à un bis, la habanera de Carmen, qu’elle chante en la distillant, avec une économie de moyens qui donne au morceau une force ravageuse et fait délirer l’assistance. Etrange choix, dira-t-on, car Carmen est celle qui abandonne ! Mais sur le moment, pouvait-on raisonner ? La magie Antonacci avait encore agi !