L’écologie est une question contemporaine brûlante dont les compositeurs semblent aussi se préoccuper depuis quelques années. On songe dernièrement à l’opéra Kein Licht de Philippe Manoury et Elfriede Jelinek créé à l’Opéra Comique en 2017 qui avait pour point de départ le désastre nucléaire de Fukushima.
Avec Anthropocene, nous sommes plongés dans les eaux froides du Groenland, où une expédition scientifique profite de la fonte des glaces pour étudier les origines de la vie à bord du navire éponyme. Créé au Scottish Opera en 2019, c’est la quatrième collaboration du duo écossais Stuart MacRae/Louise Welsh, dont l’opéra en un acte Ghost Patrol en 2012, avait été particulièrement salué.
Les premières minutes sont assez révélatrices de l’ensemble de l’œuvre : la musique souffle, intrépide, mais le livret barbote dans une certaine confusion, sans doute choisie. A l’instar de plusieurs scènes, sentiments et situations cohabitent, se superposent, brouillent la lecture des événements, aussi bien pour les spectateurs que pour les personnages, empêtrés dans leur propre point de vue. Ceux-ci agissent dans une action in medias res qui les place aussitôt devant cette fondamentale interrogation : (que) doit-on sacrifier pour survivre ? Le navire se retrouve alors piégé par la banquise, tandis que l’impensable se produit : une femme, enterrée dans la glace visiblement depuis des années, s’avère vivante.
© James Glossop
Huit personnages évoluent dans ce thriller en huis-clos aux allures de récit mythologique. Ils sont interprétés par une distribution de grande qualité et cohérente où chacun tisse avec l’autre une relation dissonante, partagée entre un avenir commun et une ambition propre. L’intelligence pragmatique du Capitaine Ross poussée par la voix robuste du baryton-basse Paul Whelan détone avec l’idéalisme de Charles, scientifique que l’expérience n’a pas assagi, interprété par le baryton Stephen Gadd ; le ténor Mark Le Brocq jouant le rôle d’Harry King, ambitieux et expensif propriétaire de l’Anthropocène est le versant de Vasco, marin secondant le Captain Ross et interprété par Anthony Gregory ; la froideur scientifique de la Professeure Prentice, cheffe de l’expédition prête à abandonner son mari, est interprétée par une impeccable Jeni Bern, dont l’aigu contraste avec le medium de la mezzo Sarah Champion, qui joue le rôle de Daisy, photographe et fille d’Harry King, et ajoute une teinte sensuelle et légère dans cet environnement dénué de vie et de chaleur. De cette compagnie, perce la voix translucide et effilée de la soprano Jennifer France qui confère à son personnage une fragilité mystérieuse, hors du temps, venant perturber des relations humaines déjà instables.
L’écriture de Scott MacRae, libre et rafraîchissante, est d’une parfaite maîtrise. Elle accompagne l’action avec souplesse et avec une efficacité émotionnelle, recourant ou non à la tonalité, dans les scènes de panique comme dans des scènes plus contemplatives. Même les quelques facilités harmoniques sont souvent l’occasion de construire un coloris et une tension orchestrale particulièrement séduisants, comme lors de la scène en duo de la Professeure Prentice, au chevet d’Ice retrouvant sa sensation de vivre.
Là où la musique dynamite l’action, le livret, inspiré, suit un rythme rapide. Les événements s’enchaînent et ne permettent aux personnages aucun répit individuel, aucune prise de distance, les laissant prisonniers de la glace et de leur angoisse. Les solos sont quasiment inexistants tandis que les monologues sont permanents, avec des personnages qui parlent beaucoup et s’écoutent peu. Mais la narration ne s’embarrasse pas de psychologie et suit ainsi des conflits collectifs plutôt que des transformations intérieures. Les traits et les réactions des personnages sont grossis selon leur type, leur conférant une dimension symbolique classique alors même que le contexte de l’expédition scientifique aurait pu faire naître des échanges plus modernes et subtils, renforçant la tension dramatique. D’autant que la mise en scène de Matthew Richardson, quoique pâle, aurait pu concourir à ce parti pris.
Néanmoins, par ce choix, les deux auteurs évitent l’écueil d’une critique facile du réchauffement climatique qui ne demeure ici qu’un prétexte pour créer un opéra qui parle de nature humaine. Mieux, ils parviennent à replacer un notion scientifique contemporaine, « l’anthropocène » – caractérisant une nouvelle ère géologique où l’environnement terrestre subit des transformations directement liées à l’activité de l’homme – dans un récit mythologique commun dont l’actualité se fait régulièrement l’écho. Les hommes n’avancent qu’en sacrifiant leurs semblables, jamais en renonçant eux-mêmes. Ainsi de cette œuvre contemporaine où chaque personnage se trouve à la fois victime et criminel.