Le soleil avait rendez-vous avec la lune, les 5 et 6 avril derniers, à l’Auditorium du Nouveau Siècle, où l’Orchestre National de Lille accueillait en soliste Anna Caterina Antonacci. De fait, les musiciens nous ont offert deux concerts en un, ce dont nous ne nous plaindrons pas, l’entracte consacrant la rupture entre des pages de nature, de style et d’ambition incomparables. D’un côté, la nostalgie diffuse et très fin de siècle des mélodies de Martucci, La Canzone dei ricordi, de l’autre, les éclats stridents et le martellement obsédant de la 6e de Mahler, les combats titanesques de l’une balayant les grâces fugitives de l’autre.
La symphonie « tragique » du protégé de Bruckner s’avérait idéale pour apprécier l’acoustique de cette salle rénovée par Pierre Louis-Carlier, avec le concours d’Eckhard Khale, et inaugurée le 10 janvier 2013. L’éventail (si riche en l’occurrence) des nuances dynamiques, le moindre détail de timbre, de couleur, les articulations les plus fines : rien ne nous échappe, notre oreille est à la fête ! Andrew Litton imprime, d’emblée, une tension belliqueuse qu’il ne relâche qu’à contre cœur, l’exécution de l’Allegro energico initial posant les principes d’une interprétation, au demeurant, très cohérente dans ses partis pris et qui rend justice à la puissance visionnaire de l’œuvre. Il semble pressé d’en finir avec le deuxième thème, ce choral de vents presque statique dont il escamote le mystère pour mieux se précipiter dans l’effusion du thème d’Alma (Schwungvoll, « avec élan », note Mahler, une indication que le chef semble vouloir étendre à toute la partition). De même, Andrew Litton paraît moins inspiré par l’épisode central du développement, bucolique et paisible, où rejaillit le choral. Il éprouve aussi des difficultés à intégrer les cloches de troupeau, censées symboliser « les derniers bruits perçus par l’homme gravissant une montagne à l’instant où il atteint la zone des sommets » : tantôt sur scène, tantôt en coulisse, sans que l’on puisse en comprendre la raison, leur sonorité paraît aléatoire et bien trop triviale pour être associée à cette idée d’ascension.
Mahler a beaucoup hésité sur l’ordre dans lequel devaient se succéder l’Andante et le Scherzo. Faut-il suivre le choix qu’il opéra pour la création (Scherzo–Andante) ou celui qu’il envisagea à deux reprises et que propose une édition révisée (Andante–Scherzo) ? La question est toujours âprement discutée. Le chef américain opte pour la seconde solution et offre sans doute un répit à l’auditeur après s’être déchaîné dans une coda tellurique, mais il le submerge ensuite en enchaînant la danse ou plutôt la claudication macabre et véhémente du Scherzo et l’immense, l’épique course à l’abîme de l’Allegro moderato. Cette plongée implacable dans « la noirceur de l’âme humaine » (Bruno Walter) est ponctuée d’épouvantables coups de marteau qui viennent stopper net de timides lueurs d’espoir. Fausse bonne idée, à notre estime, Litton réintroduit un troisième coup que Mahler avait finalement supprimé et qui émousse l’effet recherché. Longtemps après cette déferlante de cuivres et de percussions enragées et le pizzicato conclusif des cordes, nos oreilles bourdonnent encore, le motto funeste et le rythme impérieux de la marche nous hantent toujours et la performance de l’Orchestre National de Lille, chauffé à blanc, nous ferait presque oublier la première partie du concert, d’autant que Anna Caterina Antonacci ne revient pas saluer. L’originalité et la qualité de son programme comme de sa prestation méritent pourtant que nous nous y arrêtions.
Alors que ses compatriotes ne jurent que par l’opéra, Giuseppe Martucci (1856-1909), virtuose du piano et chef de renommée internationale, se passionne pour les symphonistes allemands qu’il diffuse largement dans la péninsule. En tant que compositeur, sa seconde symphonie est considérée comme son chef-d’œuvre, Malipiero n’hésitant pas à y voir le « point de départ de la renaissance de la musique italienne non opératique ». Défricheur infatigable, Martucci ne cessera jamais d’élargir son répertoire: de Bach à Franck, en passant par Rameau, Schumann ou Berlioz, avec un intérêt renouvelé pour la musique de son temps, principalement britannique (en particulier Stanford, avec qui il se lia d’amitié) et française. C’est à l’occasion de l’un de ses derniers concerts que Naples découvrira le Prélude à l’Après-Midi d’un faune (1908). En revanche, ses incursions au théâtre se limitent à Wagner: il assure la création italienne de Tristan und Isolde en 1888 et, vingt ans plus tard, dirige la première napolitaine du Göttterdämmerung. La voix n’occupe d’ailleurs qu’une place marginale dans une production surtout consacrée au piano. Or, paradoxalement, seule La Canzone dei ricordi jouit, à l’heure actuelle, d’une certaine reconnaissance, toute relative et sans commune mesure avec celle des Nuits d’été qu’elle rappelle parfois ni avec Des Knaben Wunderhorn que Mahler orchestrait à la même époque.
Unique en son genre dans toute la littérature musicale italienne du XIXe siècle, ce cycle de sept mélodies fut composé en 1887 pour la mezzo-soprano Alice Barbi, sur des poèmes de Rocco Pagliara, auteur de nombreux vers mis en musique par Tosti, Tirindelli ou Denza. Son orchestration raffinée, dont le langage harmonique et l’usage du leitmotiv trahissent l’influence de Wagner, met en valeur l’éloquente sobriété de la ligne de chant, au cantabile certes italien, mais exempt de tout pathos. En 2010 déjà, Anna Caterina Antonacci marchait sur les traces de Mirella Freni et abordait La Canzone dei ricordi sous la conduite de Carlo Rizzi, à la tête de l’Orchestre Symphonique de la Monnaie (Bozar). L’auditorium du Nouveau Siècle, cette fois, se révèle un peu moins propice au jeu de couleurs particulièrement subtil déployé par la chanteuse qui dose son émission et varie ses inflexions avec une élégance et un goût imparables. Son art de la suggestion culmine dans l’ultime souvenir, dont la partie vocale frappe davantage qu’ailleurs par son extrême concision et où les accents de l’interprète libèrent une indicible mélancolie. Après les fureurs mahlériennes, la « chanson des souvenirs » de Martucci devient le souvenir d’une chanson, irréel, mais dont l’irréalité même ajoute au charme et nous incline à retrouver, au plus vite, l’atmosphère de rêve éveillé où évolue cette demi-heure exquise. Il se murmure que Anna Caterina Antonacci aurait enregistré ou serait sur le point d’enregistrer La Canzone dei ricordi. A suivre…
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