Apologie du laid
Wozzeck est un opéra fascinant en ce sens qu’il permet des mises en scène d’une grande diversité. Que de différences ainsi entre, par exemple, la vision « géométrique » de Patrice Chéreau au Châtelet en 1992 et celle, très « sociale », de Christoph Marthaler à l’Opéra Bastille l’an dernier, et pourtant, quelles richesses ont apporté ces lectures à notre connaissance de l’œuvre.
La vision d’Andreas Kriegenburg pour le Bayerische Staatsoper de Munich repose en priorité sur un concept scénique très intéressant : elle oppose un cube représentant un intérieur miteux, aux murs suintant d’humidité, suspendu au-dessus d’un plateau recouvert d’eau sur lequel pataugent les personnages. L’ambiance glauque est saisissante. Le cube avance et recule selon les tableaux dégageant ainsi la scène.
La confrontation entre ces deux espaces est ingénieuse et permet de camper judicieusement l’ambiance selon les 15 (!) scènes de l’ouvrage. Les costumes accentuent l’aspect miséreux de l’ensemble ; tous les personnages sont ainsi plus repoussants les uns que les autres, à commencer par des choristes aux figures de mort-vivants, d’un capitaine absolument énorme, d’un docteur couvert de jambières et de prothèses etc. Seuls Wozzeck, Marie et leur enfant paraissent normaux dans cet univers cauchemardesque, mais leur misère s’exprime autrement, par ce qu’ils nous disent et par ce qu’ils vivent.
Au milieu de tous ces personnages, des figurants habillés de noirs ne quittent pratiquement pas la scène. Représentant des sortes de « damnés », ils se précipitent sur les déchets des cuisines jetés depuis la caserne, ils portent « en triomphe » le majordome, ils supportent sur leur dos l’estrade des musiciens pour la scène de la taverne, tendent à tour de rôle un couteau à Wozzeck comme pour l’attirer parmi eux, etc. Leur présence était-elle nécessaire ? Le personnage de Wozzeck ne représente-t-il pas à lui seul tout le poids de l’existence à porter pour lui-même, Marie et leur fils ? D’autant que la direction d’acteurs nous montre clairement qu’il n’y arrive pas : ne sachant gérer son rapport à la hiérarchie, sa relation avec Marie, qu’il épie continuellement, avec ses amis et surtout avec son fils. Cet enfant, souvent présent sur scène, ne cesse de réclamer de l’affection à son père, peignant au mur un « papa » au début de l’ouvrage puis un « geld » (argent ») plus tard en enfin un « Hure » (putain) montrant ainsi sa cruelle prise de conscience du monde qui l’entoure.
Pourquoi donc, avec de tels atouts, cette vision ne convainc-t-elle pas tout à fait ? Sans doute parce qu’il se passe trop de choses sur le plateau ou que les personnages pataugeant dans l’eau finissent par lasser, mais surtout parce que, finalement, trop de laideur tue la laideur.
Musicalement, les forces réunies sont de premier ordre. Le Wozzeck de Michael Volle présente une superbe voix de baryton, idéale pour le rôle, maniant la demi-teinte avec bonheur, et n’abusant pas du cri. Son incarnation est forte et prenante. Nous retrouvions avec grand bonheur Angela Denoke en Marie (tout comme à l’Opéra Bastille l’an passé). Ici cependant, la mise en scène voulant présenter une Marie-victime, presque désincarnée, Angela Denoke ne peut déployer, selon nous, tout cet art qui a rendu sa Marie de l’Opéra de Paris si bouleversante. Il reste cependant la chanteuse avec sa manière si remuante de varier les intonations. Très beau capitaine de Wolfgang Schmidt et remarquable docteur de Clive Bayley, à la voix richement timbrée. Majordome plus transparent de Jürgen Müller, c’est dommage pour le personnage. Le reste des seconds rôles convainc tout à fait.
Comme d’habitude, l’orchestre du Bayerische Staatsoper est superbe, d’une sûreté et d’une vaillance constantes. Kent Nagano mène l’ensemble d’une main sûre et énergique avec ici ou là un renforcement des basses très dramatique. Il est dommage cependant que l’on n’arrive pas à être transporté malgré l’extrême professionnalisme du travail mené. Il manque ce je ne sais quoi qui rend une superbe lecture inoubliable : l’émotion sourd mais ne se déploie pas, sauf pour la scène finale, où l’enfant seul dans le cube fixant le public, un couteau à la main, comme prêt venger son père… Ici, l’émotion est enfin palpable, mais comment pourrait-il en être autrement de l’une des plus bouleversantes scènes finales de toute l’histoire de l’opéra ?
Pierre-Emmanuel LEPHAY